Esquisse de comptoir

Il parle seul au comptoir, une fesse posée sur un haut tabouret, l'autre laissée à l'abandon au-dessus d'un sol couvert de bière et de différents liquides collants, de cacahuètes perdues et de vieux chewing-gum incrustés, de mégots trempés et de saloperies de tous genres.

Je n'aime pas cet endroit. J'aurais pu perdre mes chaussures si je n'avais pas pris la peine de les lacer fermement avant de fouler ce maudit plancher, le tabouret est bien trop haut pour le commun des mortels, c'est un effort d'être assis et il règne un vacarme assourdissant. Je ne supporte vraiment pas cet endroit.

Enfin, il n'y a qu'à parler plus fort qu'eux, faire de plus grands gestes, que dites-vous de ca, hein?

(Il se dresse dangereusement sur le tabouret mal équilibré et, tout en parlant, au hasard, balance en l'air ses longs bras maigres et désarticulés accompagnés, dans un faux rythme, de hanches raides et fragiles)

Bon, ca n'est pas encore suffisant pour se faire entendre de tous, mais je suis sûr que notre ami nous entend, lui! (Il se tourne vers moi et m'adresse un sourire complice, puis scrute vaguement en direction d'un groupe de jeunes.) J'ai l'impression qu'ils m'observent... Alors, pourquoi me regardent-ils ainsi ceux-là? Je les fais rire? Je vous fais rire, ai-je l'air d'un comique? Je sais, j'ai le nez un peu rouge, faudrait-il pour autant que tous les buveurs soient, de fait, des comiques? ce qui est vrai dans un sens ne l'est pas dans l'autre. Remarquez, Coluche, d'où lui venait le sien à votre avis? Du buveur ou du comique? Vous avez l'air d'étudiants, voilà une colle pour vous! Vous ne savez pas? Non, personne? Et bien, je vais vous le dire: Coluche avait le nez rouge à cause... (il regarde en l'air, bloque sa respiration un temps et soupire lourdement) Ho,! et puis "je-ne-vous-le-di-rai-pas! et-je-vous-em-merde!" est-ce assez clair comme ca, ou faut-il que j'apporte plus de précisions?

(Il croise les bras sur le comptoir et baisse la tête. Il marmonne un temps, puis reprend d'une voix forte) Mais regarde-le! ce troupeau de bovins assoifés qui beuglent à la mort, remarque-le au moins! (il pointe du doigt un deuxième groupe de jeunes) Il n'est pas grossier, lui? S'ils ne sont pas des animaux, ils sont au moins des acteurs sans nez ni cervelle! Et quel spectacle! Quelle superbe comédie, ha! ca oui!! Soyez heureux, imbéciles! (Il rentre la chemise dans son pantalon et pouffe de rire) Je n'ai sûrement pas besoin de ces guignols, autant nous trouver un singe comme compagnon. Il y a des gens que j'aime, certains... mais eux, (il montre d'un geste les deux groupes) jamais! C'est plus fort que moi, je n'y peux rien, je ne les aime pas. D'ailleurs, c'est la dernière fois que je viens ici. (Il se prend la tête à deux mains quelques secondes puis se redresse)

Maintenant, laissez-moi tranquille, je dois me calmer et j'aimerai terminer mon sirop en p...

L'homme vient de tomber. Le bruit sourd de son corps entré en contact avec le sol fige un instant le brouhaha du bistrot puis, rapidement, les bruits reprennent de plus belle sans que personne ne s'intéresse à l'incident. La fesse délaissée, probablement par orgueil, avait fini par entrainer le bonhomme dans sa chute. Il se relève, furieux.

Qui a fait ca?! Nous voilà tout sale maintenant! Qui a fait ca?!! Evidemment, personne ne m'entend! Et ca se croit malin, ca ricane dans son coin mais ca ne voit et ne dit rien! Allez-y, jurez pour voir? Vous me faites bien rire...

(Il balaye du regard la salle, les lèvres étirées par un réflexe nerveux, puis examine son postérieur d'un air soupconneux)

Mais je sais que c'est toi qui m'as fait tomber. Tu l'auras mérité celle-là! (Il baisse son pantalon et frappe la fesse coupable) Voilà pour toi! Ca pique n'est-ce pas?! (Il remet son pantalon et serre sa ceinture) Je te préviens, je frapperai plus fort si tu recommences.

(La tete rentré dans les épaules, il rumine quelques mots incompréhensibles puis, subitement, plus fort que jamais)  Ho! et toi... Toi! Je vais te faire taire une bonne fois pour toutes, j'en ai plus qu'assez de Toi! On va voir qui est le plus malin... Je noierai ta voix, ne serait-ce que pour quelques heures! Voilà un autre verre, buvons ensemble! Oui, c'est mieux, mais je t'entends toujours. Un autre! Ca arrive, comme ca, doucement... On commence à se fatiguer? Buvons ensemble, encore! encore un verre de ce liquide! Décidément, on est en forme ce soir, mais nous allons voir si, après celui-ci, on ricane toujours. Alors? Je ne t'entends plus, on voulait dire quelque chose? On persiste? Voyons après ca... Et maintenant, que dit-on?

Il ingurgita une importante quantité d'alcool en un laps de temps record. Il se balance maintenant sur son tabouret frénétiquement, poursuivant sa course folle vers des sommets toujours plus délirants, léchant le comptoir suant d'alcool, frappant de ses poings couverts de plaies le bois imbibé en hoquetant ses injures acides. Le balancement ralentit, puis s'arrete. L'homme semble fixer quelque chose située au-delà du mur avec une expression béate,  resasse quelques mots mouillés qui, au sortir de sa bouche, se dispersent dans une brume de salive, puis s'effondre brutalement, un demi-sourire pétrifié aux lèvres.

Le Barman se penche vers moi:

Ne vous inquiétez pas pour lui, nous le connaissons bien. Il vient ici chaque soir depuis plus de vingt-ans, et c'est chaque fois la même chose, sans surprise. Quelle misère... (Il montre le corps effondré sur le comptoir) Le pauvre gars, il n'y arrivera pas... Il aura pourtant essayé. Je crois qu'il n'était pas fait pour ca. Ou peut-etre trop. Aussi, quelle idée bizarre de vouloir écrire un bouquin de nos jours...! Il y a tout de même des choses plus importantes à faire, ne croyez-vous pas? (Il expulse un profond soupir et regarde l'imposante horloge fixée au mur)

Messieurs-Dames, on ferme!