J'suis pas morte?

C'est une personne de forte corpulence au visage émacié et aux mains à la peau si transparente qu'elle laisse saillir de grosses veines bleues. Elle s'agite sans cesse dans ce fauteuil roulant qui lui sert de lieu de vie, un grand fauteuil confort dont on ne l'extrait que pour rejoindre son lit. Son visage est sans cesse en mouvement, ses lèvres se pincent et se relâchent dans d'interminables rictus qui la fatiguent mais qu'elle est impuissante à faire cesser. Elle pousse des cris primitifs qui expriment tellement d'angoisses, de peurs et de vulnérabilité. Elle hurle :

- NOOOON ou FOUTEZ-MOI LA PAIX en suppliques continues

Ce jour-là, du fond de ses draps, sans relâche, elle crie sa détresse :

JE VAIS MOURIR---JE VAIS MOURIR----JE VAIS MOURIR---

Cette litanie pourrait vite devenir un bruit de fond passant complétement inaperçu dans l'unité spécialisée où s'entrechoquent quotidiennement tant de troubles du comportement.

Pourtant lorsque la jeune soignante passe devant la porte entrebâillée, elle n'ignore pas l'appel désespéré. Elle frappe à petits coups répétés espérant qu'on l'invite à entrer. Elle s'approche et s'accroupit à la tête du lit cherchant le regard de la vieille dame. Elle lui parle lentement pour lui dire qu'elle a entendu que ça n'allait pas. Elle la rassure en lui disant qu'elle est là pour l'aider.

Les yeux bleus des deux femmes finissent par s'accrocher et l'ainée cesse de crier, bercée par la voix apaisante de la plus jeune. La petite main enveloppe l'épaule noueuse et la résidente ne la repousse pas. La bouche cesse un instant de se torde pour offrir un sourire à l'aide-soignante qui peut alors prendre soin du corps souillé qui peu à peu se laisse aller.

Et puis dans un nouveau cri sorti du fond de l'abîme de son désarroi, cette question :  

- J'SUIS PAS MORTE ?

La soignante pose le gant pour retrouver l'océan mouvementé du regard de la vieille dame.

- Non, vous n'êtes pas morte, vous êtes bien vivante. Le moment n'est pas venu, vous mourrez lorsque vous aurez fini de vivre. Lui répond-elle simplement

La dame s'apaise de nouveau et se met à pleurer. Quel don précieux que ses larmes qui perlent au bord de ses paupières plissées, laissant la trace de son humanité intacte.

La jeune femme caresse avec tendresse le visage amaigri en encourageant la résidente à vivre cette nouvelle journée et en la remerciant d'être là.

La dame âgée accepte de mettre sa plus jolie robe, un collier et une bague avec un cœur rouge.

- J'adore les bagues dit-elle d'une petite voix calme

Ce jour-là, elle n'a pas crié, dépliant sans cesse sa main rétractée pour montrer et faire admirer le gros cœur scintillant.

Tableau : Pablo Picasso (la femme qui pleure)