LA DANSE DES AFFECTS
thelma
Il est minuit.
Le temps s'est vautré d'un coup contre la fenêtre..Rien ne bouge, même pas la flamme claustrée de la bougie qui renvoie le reflet de mon visage harassé dans la baie vitrée.
L'obscurité stagne autour de la maison sans oser s'y inviter.
Elle garde ses distances, me fuit, et elle a raison.
En ce moment, je suis plus noire qu'elle, parce que mon esprit ankylose tout ce qu'il touche.
Mes muscles se sont rigidifiés au fil des jours comme si la tétanie était le remède à tous mes cris passés sous silence...
j'erre sans bouger.
Je me transporte, inerte, dans les vagues de mon âme, seul mouvement toléré par tout ce que mon corps rejette.
Je suis l'encre que la pieuvre distille, pour ne plus être vu, pour me retirer à tâtons dans les tréfonds où personne ne viendra me trouver.
A barboter dans des eaux profondes, la population se raréfie irrémédiablement … et là, où je suis, à présent, il n'y a vraiment plus âme qui vive… à part la mienne qui s'ampute par litres de bulles d'air..
Mes os désoxygénés se fendillent.
J'ai le coeur en carton-pâte et mes doigts s'effilochent au contact de la réalité.
Je ne suis plus faite que de fluides insipides.
Je ne goûte plus la vie. Elle a lâché prise parce que mes doigts ne parviennent plus à la retenir.
Il est toujours minuit.
On dirait que le crépuscule s'est pris mon âme de plein fouet car les étoiles semblent éclatées dans le ciel, catapultées aux quatre vents.
Je me demande ce qu'il convient de réaliser avant de rendre les armes quand personne ne réalise finalement que l'on rend toujours les armes en même temps que son âme.
Alors, ce soir, dans la pénombre, j'use les mines pour éviter les mines défaites et le teint terne qui me décompose.
Même ça ne m'offre plus l'ivresse des mots à coucher..A force, ils sont devenus les putains de ceux qui me lisent et qui les payent soit en silences, soit en commentaires me violentant à l'extrême parfois..
Parce qu'on n'embrasse pas sur la bouche dans ce milieu.
Toujours vissée sur ma chaise, je reste rivée sur la lumière tamisée comme un papillon oublié qui a omis ses propres ailes.
J'éprouve mon inspiration dans les méandres de mes douleurs.. et je force le trait pour ne point trop jouer les funambules.
Chaque effort me soutire un râle inaudible que seul capte le chat, arrimé sur mes genoux, à l'affut de toutes mes déconvenues, dans le mouvement subtil de ses oreilles.
Et d'un coup, je renonce…
Je m'échoue sur le canapé le regard vidé de toute énergie à contempler ce futile qui précipite ma chute.
J'attends la fin de la nuit pour aller me coucher quand les lueurs orangées du ciel voilent mes paupières, seule couleur tolérable pour m'endormir et sombrer dans un monde sans nuances.
Les images qui assaillent mon imagination s'emmêlent au coeur de mes draps pendant que l'homme qui partage ma vie s'en va gagner la sienne.
Vers onze heures, et sans le moindre remord, j'émerge, bercée par la musique douce du réveil, le coeur déjà à marée basse, à l'idée de surfer sur la vague d'une journée sans saveur…encore une.
Je déambule d'une pièce à l'autre, sans but, et sans fin en soi.
J'ai beau chercher où je vais, je ne trouve pas.
Les idées creuses se répandent instantanément en cascade et me font trébucher sur le tapis de la salle de bain.
Pour les ignorer, je me réfugie dans un bain bouillant.
La buée dissimule enfin tout ce gâchis éparpillé sur le sol.
Le cerveau évidé, je scrute, colmatés sur le carrelage au mur, les fantômes de ma vie qui me fixent de leur regard figé.
Je les vois, je m'agite, prie pour que je rêve, je n'ai plus envie de présent ni à venir ; je dérape au propre comme au figuré contre les parois glissantes de la baignoire pour me rendre compte que je suis là avec mes morts pendant que les vivants restent aux abonnés absents.
Au gré de ma descente aux enfers, le téléphone a cessé de sonner, les mails se sont raréfiés, et les "vrais" amis semblent avoir définitivement zappé mon adresse.
Quelle impression leur ai-je laissé pour qu'ils abandonnent l'ancienne délurée toujours prête à faire la fête, dans un cagibi sans issue?
Ils ont pris la clé, leurs rires ont couvert le bruit de mon mal-être et ils virevoltent, désormais, à mille lieues de moi.
Quant à mon mari, on dirait qu'il évite toute confrontation pour ne pas voir se tarir la source qui coule naturellement dans mes yeux.
C'est comme s'ils m'avaient tous jeté dans une antichambre capitonnée avec juste de quoi écrire et quelques bouquins posés nonchalamment sur le sol.
Et lire ne me dit rien en ces temps de disette intellectuelle, et d'affects bouleversés…
Je me traîne…
Mes nuits sont de plus en plus lugubres. Les cauchemars s'insinuent entre les draps et les pores de ma peau se connectent sur mes poils dressés pour me faire voir toutes ces horreurs que je refoule. Entre deux réveils, le souffle court, la sueur en lambeaux sur mon front, je m'affole à chercher la solution, celle qui me sortira de la torpeur avilissante dans laquelle je me suis plongée pour tenter d' exister et être autre chose qu'un écrivain raté.
Dans un monde où tout est à l'affût du sensationnalisme, que puis-je espérer moi avec ma banalité écrasante? A quoi sert-il de vivre si on ne peut même pas avoir le privilège de revendiquer sa trivialité pour être écouté?
La société d'aujourd'hui ne cesse de nous seriner , de nous pousser à devenir quelqu'un. Moi, mon départ dans la vie s'est déjà loupé dans les starting-blocks.. et j'ai passé mes nuits à chercher à rattraper à n'importe quel prix le temps perdu.. pour le perdre deux fois plus en définitive. Au fil des années, l'urgence s'affirme et s'est glissée dans tous mes manques, mes gestes manqués, ce qu'il aurait fallu faire et que je n'ai pas fait, ce qu'on a dit et jamais tenu.. Et d'un coup, aujourd'hui, les coups résonnent sur la porte. Sans méfiance, on l'ouvre. Et je viens de me prendre 20 ans d'omissions, de terreurs paralysantes, de choix avariés..et j'ai vomi.
Plus rien ne tient dans mon estomac depuis plusieurs jours. Il est quinze heures et la télé insipide me renvoie une image décalée de pseudo liberté dans le mètre carré qu'on s'alloue pour la regarder. Je n'ai même plus la force d'arpenter ma cage.
Quand la maison s'anime enfin vers dix-neuf heures, je m'enferme dans la salle de bain retrouver mon mutisme. Sorte de thérapeutique incontournable pour survivre. J'attends que les aiguilles de l'horloge accélèrent leur trajectoire, leur sorte de métro-boulot-dodo dont elles n'ont pas l'air de se lasser, et quand je redescends, je me plonge malgré moi dans le bouquin d'un de mes auteurs préférés, pour faire bonne figure.
..Je dévore littéralement sa première nouvelle.
Je me couche avec ses idées, son histoire en replay derrière mes paupières.. Des sentiments s'arriment alors subrepticement aux bouées de mon calvaire pour parasiter mon déni de vie.
Sans arrêt, je me retourne dans le noir, d'un côté sur l'autre, surprise par ce nouveau flux qui chatouille les veines de mes muscles en grève. Les douleurs sont toujours présentes mais se proclament supportables pour que je parvienne à penser à nouveau.. voire à espérer..et je ne souhaite plus dormir.
Sous le regard ébahi de ma tribu, je me suis levée plus tôt ce matin-là. Personne ne bronche et je me rends compte que c'est la première fois que je souris depuis des lustres, depuis que je me sens seule au monde..ou moins seule justement. Au fil des pages que je dévore, quelque chose change en moi.
Je reprends enfin l'écriture.
Je lis, j'écris.. rien en commun mais dans un sens, oui, tout! Ses histoires parlent d'amour en filigrane, là où les personnages ne s'y attendent pas, ne sont sûrs de rien et pourtant choyés à leur insu par ce murmure qui parle à leur coeur. Moi j'écris l'amour que je ne vois plus, que je pense ne plus susciter et qui brise une à une les charnières de mes articulations qui me font tant souffrir. Aurai-je un trop plein d'amour qui se sent à l'étroit en moi et qui s'échappe par les seuls interstices possibles?
Un grand sentiment de confusion s'empare de moi. Je ne sais pas si je préférais l'état d'avant : celui où les neurones se baignaient dans un bain de léthargie, immergés jusqu'aux oreilles pour couvrir les bruits du dehors.
Là, je recommence à tout reprendre en vrac, les émotions, les impressions et… mes doutes. Je ressens à nouveau l'envie de changer, mais des forces irrépressibles en moi s'arrogent toujours le droit de foutre tous mes plans par terre. J'ai tellement peur de devenir. Ça doit être ça. Il est plus confortable de vivoter entre deux eaux que de se jeter du haut d'une chute. Je suis si fatiguée. Est-ce si nécessaire? Combien d'années encore à tenter de faire fi de tout ce qui me paralyse ou me démolit? Et pour quel résultat?
La froideur qui s'est installée sur les arbres dehors refroidit mon café que je ne bois pas, trop occupée à survoler les infos du jour. Le défilé des dépêches se stoppe net sur une invitation qui attire mon regard. Une séance de dédicaces, de cet auteur que j'aime tant et que je lis actuellement, se tiendra dans une semaine, non loin de chez moi.
Je passe la soirée à cogiter...
la nuit à rêver...
...à élaborer cette rencontre qui pourrait déboucher sur un échange…
qui sait?
J' y suis allée. Je me suis avancée lentement, enrubannée dans mon écharpe aubergine, mon manteau noir formant paravent de mes sentiments. Timide voire timorée, je lui tendis le livre, heureuse qu'il le dédicace.. et quand il eut refermé la couverture de son livre..je déposai devant lui, sur la table, mon enveloppe.
Avant de m'enfuir comme une voleuse, je fige cet instant dans mes yeux pour ne jamais oublier qu'un jour, j'ai osé espérer. Et s'il n'y aura jamais rien pour moi, ici-bas, j'aurai au moins forcé le destin une fois dans ma vie…
Vous me direz, cher Auteur, d'une manière ou d'un autre, si vous avez pris le temps de me lire.
Et…vous...
Vous me direz, cher Lecteur, si je me suis rendue à ce rendez-vous… finalement…
Thelma,... c'est... intense. Clap Clap Clap!
· Il y a plus de 11 ans ·Bravo, et Merci.
billiebones
Bonjour Thelma, je viens de lire, avec retard, votre témoignage, j'en ai aimé la construction, l'absence (Voulue ?) de ponctuation qui fait sens, et cette atmosphère qui se dégage au fil des pages.
· Il y a presque 12 ans ·valjean
dense et imaginatif
· Il y a presque 12 ans ·woody
Bravo perle superbe que votre texte,et nombreuses boucles en forme de clé sans les coutures d un divan,( c est la bribe,,Quelques bouquins posés nonchalamment sur le sol,,qui m a offert cette image que parfois mème la poussière qui siège sur un radiateur se mire étagère,)
· Il y a presque 12 ans ·encore Bravo pour le plus qu habité de votre encre,Merci pour cette transe,Bonne soirée et Bonnes Fètes a vous.
Fil,Hip,Oohhh, 18 Rockin Cher
merci pour les nombreux partages, j'ai lu et appris que le manque de reconnaissance pouvait mener à la folie, oui je l'avais un peu deviné mais la preuve s'est déroulée devant ma myopie éffarée, de vieux souvenirs reviennent mais je les remets dans le coffre fort de l'amertume et j'entre ouvre le portillon de l'espérance sur un jardin en jachère que l'envie d'ensemencer à déserté, mais les graines restent dans l'enveloppe des utopies idéalisées, courage se reconvertir en auto lecteur est une solution provisoire mais une thérapie salvatrice!!!
· Il y a presque 12 ans ·franek
merci de tout coeur pour vos commentaires <3
· Il y a presque 12 ans ·thelma
Tellement bien écrit avec ces verbes si bien choisis pour nous faire entrer dans le texte :
· Il y a presque 12 ans ·Le temps qui se vautre et l'obscurité qui stagne, j'aime beaucoup !
Coup de coeur pour moi aussi.
Mathieu Jaegert
c'est sur l'espoir que l'on construit le futur avec les vêtements de l'optimisme
· Il y a presque 12 ans ·Salvatore Pepe
Merci et bravo, oui, comment un livre parfois a le pouvoir quasi magique de nous sortir des limbes, c'est merveilleux et tu le décris très bien.
· Il y a presque 12 ans ·Edwige Devillebichot
Superbe ! CDC
· Il y a presque 12 ans ·ernestin-frenelius
La lueur d'espérance fait vivre. On ne peut qu'espérer, pour la protagoniste de cette nouvelle, que sa flamme grandisse.
· Il y a presque 12 ans ·Dominique Arnaud