La forêt d'ombre d'où personne ne revient

 Me voici à l'orée de cette forêt dont personne n'est jamais revenu. Aussi loin que s'enfonce la mémoire collective, aucun récit ne relate le retour de ceux qui ont osé s'y aventurer. Il faut être fou pour se hasarder dans l'impénétrable. À moins qu'il ne s'agisse de courage, d'audace, ces ingrédients intimement mêlés qui ont transformé certains hommes en explorateurs. L'être humain a toujours eu soif de repousser les frontières naturelles et ses propres limites.

 Pour l'instant, je ne me sens pas une âme de conquérante. J'éprouverais même une certaine crainte et l'envie de rebrousser chemin, mais cette forêt exerce sur moi un pouvoir fascinant auquel je ne peux me soustraire.

 Insensiblement, j'ai franchi la lisière et parcouru un semblant de sentier. Ou bien est-ce mon imagination qui le trace pour moi, comme une invitation à suivre cette voie incertaine ?

 La bourrasque violente s'est mise à rugir et les arbres malmenés sous les rafales de la tempête laissent échapper des gémissements qui montent dans les aigus. Le vent s'en saisit et les plaque lugubrement sur sa partition. Il jette ensuite la portée incomplète à l'assaut du ciel pour emprisonner les gouttelettes du brouillard et écrire ainsi les mesures manquantes. Tout est fin prêt pour qu'il interprète sa symphonie glaciale et dévastatrice qui ravage même les cœurs les plus aguerris. Sa musique ricane, semble étouffer la vie dans un hideux feulement de fin du monde.

 Je suis prise au piège, je ne le comprends que trop tard. Je tente de fuir, mais autour de moi, le paysage n'est plus que remous et furie. Comment résister ? Où trouver mon salut ? La peur cisaille mes jambes, l'angoisse noue mon ventre, l'horreur entre en moi à chaque respiration, faisant tressauter mon cœur comme un tambour fou. Je suis perdue, corps et âme. Cette vérité éclate, fracassante, insupportable.

 J'éprouve soudain le besoin irrépressible de hurler. À quoi bon lutter puisque tout se ligue contre moi ? Autant lâcher prise. Du plus profond de mon être monte un cri dont l'amplitude insoupçonnée me terrorise. Je ne peux plus m'arrêter. Tête en arrière, visage giflé par les éléments déchaînés, mon hurlement s'élève, chevauche le vent, s'enroule autour de son panache, dépasse la cime des arbres. Je fais corps maintenant avec lui, abandonne mes peurs. Il nettoie mon âme, souffle pour apaiser en moi les brûlures de la vie. Probablement suis-je en train de côtoyer la folie à ce moment-là, je ne m'appartiens plus, je ne suis plus moi-même, ballotée comme un fétu de paille, obsédée par la musique tempétueuse qui se joue de moi. J'expire dans un ultime souffle toutes mes souffrances entassées depuis si longtemps.

 Soudain, le silence revient. Une dernière note me dépose au milieu d'une clairière baignée de soleil. Je suis épuisée, dénuée de toute force, mais vivante, ce qui semble totalement incompréhensible. Comment est-ce possible ? Soudain, à la faveur de la douceur ambiante qui réchauffe mon être, tout s'explique… Je venais de faire le vide, me débarrasser de tout ce qui encombrait mon existence et m'empêchait d'aller de l'avant. J'avais déposé mes fardeaux. Une « re-naissance » grâce à laquelle, d'un pas léger, je pouvais repartir vers la vie qui m'attendait, affranchie de toute charge.

 J'étais revenue de la forêt d'ombre.