L'équilibre instable de la vaisselle dans l'évier

jones

L’équilibre instable de la vaisselle dans l’évier

Je lis en toi comme dans un livre ouvert… à la dernière page, elle a ajouté. Puis, elle a rigolé en tournant les talons pour aller se chercher un truc à boire dans le frigo. Un jus de fruit ou un thé glacé.

J’ai pas ri, je savais que quand elle utilisait l’humour ce n’était pas bon signe. Pas sa tasse de thé, elle ne faisait pas ça tous les jours alors ça me surprenait à chaque fois. Je savais que ça annonçait toujours une catastrophe, comme le tonnerre avant la pluie, la nuée avant la révolution. La dernière fois qu’elle avait fait un jeu de mots foireux dans le genre, on avait fini à l’hôpital. Dans des chambres séparées parce que les infirmières en avaient marre de nous entendre nous engueuler.

On était rentré en voiture d’une soirée bien arrosée et elle avait tenu à prendre le volant parce qu’elle avait moins bu que moi, soi-disant. J’ai mollement protesté et puis j’ai laissé pisser. Ça ne servait à rien, je le savais ça aussi. A cette époque, je ne  voulais pas voir ses colères, j’en avais peur.

La pluie n’avait pas cessé de tomber toute la journée et une bonne partie de la nuit. Son humeur de merde m’a pourri la soirée. Elle a eu ces mots durs et blessants qu’elle m’avait réservé comme des pochettes-surprises aux stands de foire. Le ton est rapidement monté dans l’habitacle, l’alcool sans doute, a beaucoup aidé. À la sortie d’un virage, elle a accéléré puis elle a donné un coup de volant sans prévenir. On s’est retrouvé dans le fossé, sans prévenir non plus. Elle est sortie de la bagnole en me hurlant dessus. À moitié dans les vapes, je la voyais à travers le pare brise fendu faire le tour de la voiture dans sa robe trempée par la pluie qui s’était remise à tomber. Elle continuait à hurler.

Dans le camion de pompiers, elle n’arrêtait pas de rire. Je ne savais plus où me mettre. Les types me lançaient des regards que je détestais. Et on a continué à s’engueuler à l’hôpital, à l’accueil, dans la salle d’attente, dans la chambre.

Je suis allé dans la cuisine. La vaisselle débordait de l’évier. Par la fenêtre, j’ai regardé la rue  qui s’allongeait indéfiniment. J’ai pris mon blouson et je suis descendu.       

De part et d’autre, les façades noires, grises, écrues comme les visages bétonnés par le temps et l’ennui, des trottoirs troués avec des platanes tous les dix mètres et des voitures garées en dépit et en épi.

Sur la droite, un défilé s’engage sous les arcades. Des pas-de-porte, des magasins, des locaux associatifs, des garages, des entrées d’immeubles et des corps, des corps et des visages par dizaine, tantôt portés par des démarches fières, tantôt en soustraction. Ici est le royaume des âmes cachées, des tissus, des voiles, des dos voûtés, de vieilles frusques où je croise un équilibre en talons jusqu’au métro.

Au carrefour, sur une petite place, j’ai choisi un bar et je me suis installé au soleil pour commander un café. Un type s’est mis à hurler dans la rue. Il dansait face au tramway, tournait autour de la place traînant deux immenses sacs en plastique chargés de vêtements et d’objets métalliques, bruyants, qu’il oubliait puis retrouvait comme de vieux amis disparus, avec amour et soulagement. Plusieurs personnes semblaient habiter dans ses sacs, dans son corps, un manège dans son cœur et son esprit. Il a fracassé un sac contre un container à poubelles.

Autour, certains passants faisaient un pas de côté, d’autres écoutaient puis reprenaient leur marche. Lui, ne semblait voir personne. Dans son contre-monde, la vie demandait qu’il menace et défie, qu’il se sauve, là, tout de suite, maintenant.

Il était jeune, noir, cheveux courts, un pantalon blanc un peu sali et de grosses chaussures beiges délacées. Il portait une veste en velours noir, une écharpe grise nouée autour du cou. 

Au début quand elle voyait sa gamine, je l’emmenais de temps en temps  au skate parc même si je  détestais ça. Je le faisais par devoir, c’était comme une obligation morale. Je ne le faisais en réalité que pour lui faire plaisir. Je prenais toujours avec moi un roman, un magazine, un journal peu m’importait pourvu que je puisse lire. Et puis, je me retrouvais invariablement assis au même endroit, sur les marches en pierre, près des pelouses. Quelquefois quand le temps était au beau, je m’allongeais un peu pour laisser mon regard errer vers la mer, les îles et les bateaux. Toutes sortes de bateaux, des voiliers, des paquebots, des cargos et je revenais vers l’avenue, le parking, les voitures.

J’allais me chercher un café à la boutique de l’autre côté de l’avenue. C’était plein de skates, de tee-shirts et de casquettes, ça sentait le chewing-gum. Les vendeurs étaient tous jeunes et sympas, c’était marrant. Mais ça, c’était avant qu’elle ne se fâche avec son ex. Et puis elle n’a plus vu sa fille. J’ai pensé que c’était comme une parenthèse, un truc qu’on ouvre et qu’on referme. Mais la petite commençait à me manquer.

Au bout d’une heure et de trois cafés, je suis rentré. J’ai remonté la rue sans lever la tête, en comptant mes pas. La petite faisait des trous dans mon ventre. J’ai pensé moi aussi j’ai mes sacs, mes vieux amis, mes compagnons. L’appartement sentait la clope, la fumée encore en suspension mais elle n’était plus là. Je suis allé machinalement dans la cuisine. La vaisselle débordait toujours, elle y déborderait probablement tout le temps, toute ma vie. Je me suis allumé un clope en m’asseyant et j’ai fixé l’évier du regard. Longuement. Il suffisait de retirer un truc et tout s’écroulerait, c’était évident.

Je me suis rué dans la chambre, j’ai pris mon vieux sac de sport plein de poussière sur l’étagère, j’y ai glissé des fringues sans réfléchir. C’était évident. Puis le salon, quelques disques, des fringues et mon ordi et je suis sorti en courant. J’ai jeté les clés dans le premier égout venu. Je voulais revoir la petite, j’avais des choses à lui dire.  

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