Les feux de l'amour
fenris
Caroline se retourne dans son lit et fait de nouveau face au réveil. Les segments rouges dessinent l'heure avec une précision géométrique dont la rigueur semble la narguer. Trois heures vingt-sept. Le téléphone est encore resté muet, cette nuit. Plus de deux semaines sans nouvelles. Jamais il ne l'a dédaignée aussi longtemps. Une dizaine de jours tout au plus, pour laisser monter le désir. S'est-il lassé d'elle ? Le sel de leur relation tient en partie à ce qu'aucun d'eux n'a véritablement pris d'engagement vis-à-vis de l'autre. Les serments en sucre emballés dans du papier tendresse avec des nœuds d'éternité autour n'ont jamais eu de place dans leur histoire. Et pourtant ce soir il lui manque.
Le seul ciment qui les unisse est cette passion brûlante, vorace, indifférente à la morale. De l'amour ? Peut-être. Difficile à dire. Elle l'a rencontré deux ans plus tôt, quelques jours après son dix-septième anniversaire. Sans grande expérience de la vie, elle ne s'était jamais beaucoup interrogée quant à l'éveil de sa sensualité. Elle ne connaissait à l'époque que le lycée, la danse et les copines. Un ou deux flirts pour voir comment ça fait, rien de très sérieux. Rien surtout qui lui eût fait découvrir la finesse des mécanismes que recelait son anatomie, ni moins encore la multitude et la puissance des sensations qu'ils pouvaient lui procurer.
Elle vivait dans un quartier tranquille, se pliant aux règles de bienséance que lui avaient inculquées ses parents, sans trop se préoccuper de ce qui pouvait se cacher de l'autre côté du miroir. Les choses avaient chacune leur place. Les voitures se croisaient le matin et le soir, conduites par des résidents se saluant sur le chemin du travail, douillettement lovés dans l'écrin de leurs certitudes. Quelques voyages et une soirée festive de temps à autre, comme autant de dépôts sur un compte épargne-souvenir destiné à se convaincre, au crépuscule de sa vie, que celle-ci avait été convenablement remplie.
Puis un jour, au début du printemps, les décors en carton-pâte de son microcosme s'étaient embrasés sous ses yeux. Elle l'avait aperçu à la fenêtre d'un immeuble, près du centre-ville, et s'était aussitôt sentie déchoir face au spectacle de cette existence préfabriquée, balayée comme une maison trop fragile face au flot des questions refoulées. Une vision qui aurait pu la pousser à chercher refuge auprès des dogmes dont son éducation l'avait nourrie depuis la naissance : un mari, des enfants, un travail …
Mais le trouble qu'elle avait éprouvé en le voyant l'avait fait hésiter une seconde. Juste le temps pour elle de se demander comment elle percevrait le monde, enlacée dans les bras de cet inconnu. Un instant de flottement, durant lequel son esprit s'était trouvé comme une goutte d'eau posée sur son épaule. En équilibre, au sens littéral. Une miraculeuse et improbable opportunité de choisir son avenir parmi toute une palette de possibilités qu'il ne lui avait jamais été offert d'imaginer. Avait-il senti qu'elle l'observait ? Il s'était tourné dans sa direction et son regard avait produit sur elle l'effet d'une étincelle dans une atmosphère d'oxygène pur. Elle avait senti ses reins se métamorphoser en brandons incandescents, affamés de lui et avides de la sortir de son innocence pour l'entraîner dans une lente et voluptueuse descente vers le plus doux des enfers.
Caroline est allongée sur le côté, dans la pénombre. Elle se remémore cette première rencontre en comptant les minutes qui s'égrènent sous ses yeux insomniaques. Malgré la fenêtre ouverte, les rideaux demeurent désespérément immobiles. L'air et les draps sont moites, comme si la nuit se mettait au diapason de son corps. Le débardeur et la culotte de coton blanc qu'elle porte collent à sa peau, dont chaque parcelle lui semble électrifiée et dangereusement humide. Le moindre contact suffirait à provoquer un court-circuit. Si seulement il était là …
Elle déroule la main posée sur ses côtes, qui s'anime comme si elle était douée d'une vie propre. La paume longe doucement son flanc et vient se poser sur sa hanche. Elle relève le tissu du maillot, effleure la chair ferme et veloutée de son ventre. Des vibrations douces et tièdes naissent au creux de son bassin tandis que l'autre main s'aventure sous le tissu retroussé. Elle monte jusqu'à rencontrer la chaleur moelleuse d'un sein, dont elle caresse l'orbe et sent le bout durcir malgré la canicule. Sa taille ondoie sous les circonvolutions des doigts qui s'attardent autour de son nombril avec l'hypocrisie de visiteurs sur le seuil d'un musée de l'érotisme. Une opportune détente du bras les précipite un peu plus bas, jusqu'à l'échancrure sous laquelle ils glissent avec souplesse. Ils rencontrent les premières boucles, douces et drues, précédant la délicate entrée où ses jambes montent encore une garde serrée. La toison soyeuse s'entortille autour de ses phalanges en une caresse mutuelle. Elle se mord la lèvre lorsque sa main …
La sonnerie de son portable retentit. Tue l'amour absolu. À moins que … Caroline saisit l'appareil sur sa table de nuit et répond. Inespéré. Il a envie d'elle. Maintenant. Il l'attend dans une chambre d'hôtel, à cinq minutes à peine. Elle raccroche et s'habille en vitesse, sort de son appartement puis dévale l'escalier. Sa voiture est garée dans la cour, en première position près de la sortie. Elle démarre, engage le véhicule dans la rue puis enfonce la pédale d'accélérateur sans plus de retenue.
Elle ignore si c'est de l'amour et s'en fiche. Ce qui compte n'est pas de mettre un nom sur ses émotions, mais de les vivre pleinement. Cette nuit, alors qu'elle redoutait qu'il ne l'eût oubliée, il s'est manifesté. Sans doute en a-t-il connu d'autres entretemps. Et après ? Le mariage, la vie en prêt-à-porter … Tant mieux si certains y trouvent leur bonheur. Caroline, elle, n'a jamais envisagé de racheter ses péchés en se laissant clouer sur la croix monogamée. Elle veut être près de lui, point à la ligne.
Il a posé ses conditions au départ. Elle a dû attendre d'être majeure, en premier lieu. Et lorsqu'enfin elle a pu devenir sa maîtresse, ses parents l'ont pour ainsi dire mise à la porte. Pas une vie digne d'une jeune fille, selon eux. Ensuite, il fixait à son gré le lieu et le moment de chacune de leurs rencontres. La nuit, le plus souvent. Le jour aussi, parfois. Toujours dans un endroit différent : un appartement, un magasin, un hôtel ... Elle reçoit l'appel et l'y rejoint. Vue sous cet angle, leur relation peut paraître purement charnelle et à sens unique. Quelle importance ? La vie possède toujours la même issue. À quoi bon s'embarrasser d'un concept aussi subjectif et éphémère que la vertu ? Caroline ne peut se passer de lui et aime à croire que c'est réciproque. Elle est heureuse ainsi et ne fait de mal à personne.
Elle se gare au pied de l'hôtel, descend dans la foulée et passe devant le gardien qui la toise d'un œil incrédule. Elle a l'habitude. Une jeune femme digne de ce nom ne se lève pas au milieu de la nuit pour assouvir ses passions. Les hommes ? Non, eux ce n'est pas pareil, bien sûr. Les préjugés ont la peau dure. Qu'ils crèvent. La chair ne ment pas, et Caroline n'a aucun compte à rendre. Elle monte l'escalier et trouve la chambre. La porte est entrouverte. Elle y pénètre et le rituel commence.
Beau comme un dieu, il se dresse devant elle, juste à côté du lit. Il paraît plus grand que la dernière fois. Son regard est plus dur, aussi. Plus difficile à soutenir. Il ne prononce pas un mot, comme à l'accoutumée, et attend qu'elle vienne à lui. Caroline se sent fondre de l'intérieur, se laisse hypnotiser et ne bouge pas d'un pouce. Sa passivité attise la faim de son amant qui, lentement, s'avance vers elle. Il la scrute avec une gourmandise à la limite de la férocité, affichant ce visage de prédateur qui l'effraye et la fascine. Elle sait que son bonheur passe par le plaisir de la dominer, au début tout au moins. Alors elle se fait humble, docile et soumise. Cela fait partie du jeu, elle en accepte les règles. Elle se sait libre de partir à tout moment, tout comme elle sait qu'elle n'en fera rien. Délicieuse addiction dans laquelle le plaisir est partagé, et le rapport de domination beaucoup moins évident qu'il n'y paraît.
Il l'embrasse, la caresse et la lèche tandis qu'elle affecte de vouloir le repousser. Caroline transpire et son souffle se fait court, haletant lorsqu'il la frôle avec cette ardeur dont le manque la rend folle. Elle le goûte à son tour, s'enivre de sa saveur âcre et de son odeur sauvage. Elle saisit de ses deux mains la rigidité par laquelle elle aura raison de lui, ahane tout en s'arcboutant. La sueur qui l'inonde ruisselle le long des muscles de son dos, roule sur ses hanches et enveloppe la courbe de ses fesses pour finalement se mêler à l'exquise humidité qui s'épanouit au creux de ses cuisses. Sa victoire est imminente. Elle sent la raideur s'accroître et affermit sa prise. Il tente de résister encore quelques instants, puis expire dans un râle. Caroline contemple avec émerveillement le jaillissement du liquide vital, et manque de défaillir lorsque sa propre extase la prend par surprise. Elle crie et s'affale auprès de lui, enfin comblée.
La respiration de Caroline s'apaise progressivement et un frisson la parcourt. Lui est encore brûlant, même si son souffle s'est réduit à un soupir. Comment peut-il se déchaîner avec tant de fougue durant leurs ébats puis s'éteindre ainsi, tellement modeste et vulnérable ? Qu'importe … Cette fois encore, il ne l'a pas déçue. Toujours aussi fervent, impétueux, flamboyant. Elle éprouve un peu d'amertume à l'idée qu'elle ne se réveillera sans doute jamais à ses côtés.
- Ça va, Caroline ? demande une voix anxieuse.
Son collègue l'aide à se remettre debout. Elle relève la visière de son casque et lui confie la lance à incendie.
- T'inquiète, ça ne peut pas aller mieux, rétorque-t-elle en souriant.
Elle regagne sa voiture. À présent elle va pouvoir dormir, et rêver au prochain appel de la caserne.
Félicitations!
· Il y a plus de 9 ans ·fionavanessa
Merci beaucoup.
· Il y a plus de 9 ans ·fenris
Excellente idée. Bravo.
· Il y a plus de 9 ans ·wen
Merci. Heureux qu'elle vous ait plu.
· Il y a plus de 9 ans ·fenris
Genial!
· Il y a environ 10 ans ·Marion Danan
Houps ! Votre message a dû m'échapper, désolé de ne pas y avoir répondu plus tôt. En tout cas merci.
· Il y a presque 10 ans ·fenris
Ah oui ! J'adore !!!!! C'est excellent !!!!! Coup de cœur et 5/5 !
· Il y a environ 10 ans ·veroniquethery
Merci beaucoup :-)
· Il y a environ 10 ans ·fenris