L'OUTRE-NOIR

Isabelle Revenu

Absence ...


Une table ronde en fer, peinte en vert. Quatre chaises autour, invitation subtile à partager un instant au soleil du mois de mai. Serveur souple et bon enfant, cookies aux figues, aux pépites craquantes de pistache que les bédouins de Jordanie exportent à grand renfort de palabres acharnées.   

Pigeons sur les tilleuls qui gouttent d'un suc poisseux.

Dernière goutte d'absinthe ...


Ainsi fondent fondent fondent les eaux pluviales mêlées au sourire complice des ventriloques éméchés et le morceau de sucre fond, fond, fond à travers la cuillère dentelée sur le rebord du verre terni et les pots de terre vernie chauffent au soleil ardent, leur gueule regorgeant d'un embrouillamini de pétunias framboise et de rosacées acidulées. 



Derrière le petit muret de pierre sèche en souffrance, ça sent le thym et l'hysope. Les jardinets fleurent le crottin tout chaud au pied des tomates en promesse d'une belle récolte à la clef du sol.

Les maisons serrées étendent leur linge au su des passants. Sur des fils haut perchés, les chaussettes semblent des oiseaux de passage, des papillons graciles à l'envol hésitant.

Parfois, il arrive qu'une pisse-vinaigre de la capitale se plaigne d'une trop grande profusion de sous-vêtements féminins ainsi étalés sans vergogne à la vue des enfants, alors le mistral se fâche et entortille cheveux et jupe, déménage chapeau et ombrelle,  glisse sable et pollen dans les yeux furieux.


Plaquée sur le flanc d'une façade galeuse, une affiche.

L'Affiche ...


Contrastant largement avec le paysage enchanteur de ce village paisible, elle se décline en noir. Ce n'est pas réellement du noir, on ne peut lui donner ce nom, ni définir exactement cette couleur étrange et décalée. C'est un mélange d'obscur et de reliefs, de textures et d'horizon fuyant. C'est un savant brassage entre ce qui a été, ce qui est et ce qui sera. Une collision-mémoire, une page d'encyclopédie personnelle. Un reflet d'eau et de lumière. La percutante locomotive de l'esprit et des sens.


C'est l'heure de l'apéro.

Monsieur Soulages s'attarde en terrasse paresseusement. Tranquille, pensif. Il étend ses pieds, détend sa carcasse de géant.

Une déchirure dans l'oeuf à la coque. Le verre d'absinthe encore absent, il contemple d'un geste furtif les étonnements des promeneurs surpris par la sombritude provocante de ce placardage qui dérange.

Je crois même qu'il rit sous cape, pas mécontent de lui en observant ces obtus du bulbe, ces mous du " voir-plus-loin-que-le-bout-de-son-nez ", n'en percevoir que désespérance, néant ou oeuvre scandaleuse.

Sous le bruissement des feuilles tendres du tilleul, il entend des voix peu amènes et des commentaires décapants.


— Faut-il qu'il soit si mal loti qu'il n'ait qu'une teinte à sa disposition ! C'est un artriste ...


— Il doit barbouiller ses toiles avec du sang de charogne séché ... Vous croyez qu'il peint avec ses pieds ? Seul un manchot serait pardonnable de nous infliger pareil spectacle, non ?


Mais monsieur Soulages a plus d'un tour dans sa palette d'artiste, plus d'une teinte, plus que de la matière dans ses tubes d'huile ou d'acrylique. Il ne dépeint pas, il crée autre chose derrière ce monopigment en furie. 

L'abstraction se fait action, mouvance, luminosité. La teinte primale disparaît, laissant d'autres sensations, d'autres formes à nu lors de la progression picturale instinctive. Il sourit aimablement et hèle le serveur :


— Garçon s'il vous plaît, je crois que vous avez oublié mon absinthe ... Et dans un quart d'heure, apportez-moi donc un petit noir bien serré, avec simplement une seule goutte de lait.



Signaler ce texte