Mains de mamie

lilaa

Mains fantastiques

Extrait chapitre 6

(...)

Mamie dans son jardin faisait fuir les frelons, les papillons, les taons, les chats, les coccinelles, les toiles d'araignées. Aucun contact ne l'effrayait. Ses mains étaient coriaces, deux personnalités à elles toutes seules aguerries à tout type de touché. Elles avaient perçé et cassé la peau épaisse des oranges, lavé au lavoir le linge de 5 enfants, décortiqué des carcasses de poulet, brisé la nuque de chatons à la ferme, attrapé la queue de lapins de garenne pendant la chasse, langé les fesses dodues de douze enfants différents, remué des bûches brulantes à main nu, saisi des sexes d'hommes, brisé des carapaces d'étrilles, attrapé des pommes cuites dans le foyer de la cheminée, arraché sur leur tige des épines de rose, pressé du cassis dans des bas bien lavés, tué des arachnides, gratté du plâtre, pincé des poux, ramassé du petit bois en forêt, déterré des mauvaises herbes. Ses mains avaient eu une vie bien plus intéressante et aventurière que les miennes - chez moi, les yeux et le palais étaient en comparaison les enfants gâtés -.

Les paluches de mamie avaient été couvertes de graisse, couvertes de pourri, couvertes de terre jusque sous les ongles, couverte de gerçures, couvertes de sable, couvertes de jus de crabe, couvertes de fourmis, mais jamais je ne les avait vu couvertes de piqures. Petite, elles me paraissaient dotées d'autant d'aplomb qu'un homme. Elles étaient guerrières, épouvantail batifolant et chasseuses de fantômes. Elles me tranquillisaient. Elle étaient si larges que lorsque j'en plaquais une sur ma joue, elle englobait la moitié de mon visage d'enfant. Elles m'apaisaient comme le linge tiède et humide qu'on vous applique sur le front pendant la fièvre.

Mains de mamie tricotant, sur un rythme lancinant, lunettes baissées sur le bout du nez, majeur gauche ligoté d'un fil de laine rouge. De temps en temps elle ramenait le tissu à quelques centimètres de ses yeux pour observer un détail, un point trop large ou trop serré qu'il fallait défaire, et derrière elle les flammes de la cheminée tricotaient aussi des filets de fumée.

Mains de mamie encore me tirant les vers de l'anus, les pinçant entre ses ongles de 1 mm d'épaisseur, en me disant "tiens toi tranquille si tu veux que je les tue". J'avais un souvenir précis des soirs où mes fesses me démangeaient, je les frottais désespérément avec mon talon assise par terre, Bernadette m'allongeait alors sur le lit de sa chambre, cul nue, j'avais la tête plongée dans les draps froufrouteux, je voyais rose, rose comme les rideaux, rose comme les paupières closes, je sentais l'odeur de mamie dans le dessus de lit, elle tuait les femelles blanches en les étêtant. "C'est fini ? C'est fini ?" demandais-je, impatiente, poussant sur mes bras et me tordant la nuque pour voir. "Pas encore" répondait-elle. Je retombais dépitée et bouillonnante dans le drap, et pour me faire patienter elle m'en montrait une vivante, je criai "beuuuuurk" en me cachant la tête à nouveau dans le moelleux du matelas, maillot de corps blanc relevé, fesses à l'air. "Les vers viennent quand on mange trop de glaces", mentait-elle, et me sentant coupable, je la laissais faire, la laissai tuer pour moi les vers, car rien n'intimidait mamie, elle était solide comme la mer qui vient fouetter la terre indifférente aux heures.

Aujourd'hui les vers sortent encore des mains de mamie, là-bas dans le cimetière, mais aussi dans mes mots, les mains de mamie m'inspirent des vers, et je les trouve beaux.

Signaler ce texte