Moi, sur le quai désert

fran

Il parle de son enfance, de son père, de sa mère, de son gros chien gourmand. Pendue au bout du fil, je l’écoute en silence. Je ne peux qu’acquiescer, absorbée par sa voix et son bonheur serein.

Il en a de la chance. Une enfance rieuse, un avenir clair et simple. J’aimerais moi aussi pouvoir me reposer sur un passé clément et voir l’avenir en grand. Mais la vie joue des tours. Le combiné m’oppresse, il me colle à l’oreille et je décroche en douce. Allo, le temps d’antan. Mon esprit vagabonde et remonte les jours, les mois et les années. J’ai huit ans tout à coup et les yeux dans le ciel. Les nuages gris noirs sont chargés de grosses gouttes. L’orage éclate là-haut, l’eau tiède dégringole. Mes pieds me portent à peine, je n’ai le temps de rien. Je suis face à la mer, j’ai les deux bras ballants et les cheveux mouillés. Mon cœur est bien trop lourd pour mes deux jambes frêles. Rien ne sert de courir me réfugier chez moi. L’averse sera passée et je serai trempée mais seule dans ma chambre. Je préfère rester là. La mer m’enveloppe. Le sable blanc me calme. Et la falaise de grès et le vent qui s’engouffre et les passants qui courent, ils me tiennent compagnie. J’ai huit ans sur cette plage, je ne veux pas rentrer. Cette maison qui m’attend quelques mètres plus bas, où j’ai pleins de jouets, où il fait bon et sec. Cet endroit familier où j’attends deux personnes qui reviendront peut-être. Où je suis orpheline. Je ne veux plus rentrer.

Mes parents sont partis, il y a longtemps déjà. Une gare imposante, si loin des autres enfants, des rires du bac à sable, de l’école communale. Une gare rutilante et ses trains de malheur destination secrète. Moi sur le quai désert, une main dans la mienne que je ne connais pas. La mémoire ressurgit au bout du fil ce soir.

Je suis triste sur le quai. Ils sont partis là-bas, cet endroit inconnu à mes deux yeux naïfs. Il le faut mon enfant. Quelle maigre explication. Je ne comprends pas bien. Ma tête emplie de mots, ma tête pleine de questions, mes deux lèvres fermées. Je refuse de comprendre. Nous n’avons pas le choix, le travail manque ici. Emue, sans voix. Ils ne peuvent plus vivre et je les laisse fuir vers un monde meilleur. Papa, Maman. Ils m’embrassent tous les deux. Dans le reflet du train, mes joues sont blanc-cadavre avec une pointe plus vive. Une trace de rouge à lèvres me déguise le visage pour la dernière fois. J’ai la main qui s’agite, qui dit des au-revoir et hurle des je t’aime. Mes doigts sont des pantins que je ne contrôle plus. Je ne veux pas dire adieu et qu’ils s’éloignent de moi. L’âge de raison ? Mon œil. J’ai peut-être huit ans mais je suis si petite. Papa Maman restez. J’ai besoin d’une histoire et d’au moins trois bisous. Ma dose quotidienne pour dormir sans cauchemar. Des ogres vont venir, peut-être une sorcière, sûrement un méchant loup. Ma main s’agite seule. En proie au désespoir, elle a quitté mon corps. Je vois le train qui bouge. Le mot « fin » se précise. Il siffle à mes oreilles. Résonne violemment. Puis le train disparaît et soudain je comprends ce qu’être seule veut dire. Mais je suis une enfant. C’est injuste la vie.

Il me parle doucement. De longues phrases qui dansent, des mots gais bien choisis, même quelques traits d’esprit. Sa voix dans l’appareil chante comme une musique, aux notes belles et claires qui envoûtent et rassurent. Ses deux parents unis, les rires de son frangin faisant ses premiers pas. Le gâteau de grand-mère qui embaume la maison. Une grande tablée unie, un sapin de Noël et ses boules rouge et or. Je l’envie comme jamais et demande des détails. Je veux en savoir plus, partager son bonheur. Mettre à mort mes angoisses et cette solitude qui me prend à la gorge chaque fois que je pense à cet instant lointain où, sortant de la gare, je me suis trouvée face à une dame inconnue qui avait désormais ma vie entre ses mains.

Le retour est si long avec une étrangère. Sa voix rompt le silence. Il s’agit d’équations, de la carte de France, d’un chausson aux pommes tièdes et d’innombrables ouvrages. Elle raconte calmement en frôlant mes cinq doigts. Elle décrit de beaux livres à dévorer en douce pour remplir le temps mort et tromper l’abandon. Nous faisons connaissance, avançant côte à côte sur les chemins de terre. Je la regarde en coin, les paupières battantes, l’estomac bien noué et les jambes mécaniques qui me poussent droit devant. Cette dame n’est pas ma mère, elle ne signifie rien et ne sait qui je suis. Je ne connais rien d’elle, ni parfum, ni mots doux. Je ne sais même pas ses histoires du soir pour rêver toute la nuit sans un bruit, sans un cri. Je ne connais rien d’elle mais je n’ai personne d’autre. Alors ma bouche sourit et mes doigts serrent soudain cette paume nouvelle.

La gare est loin derrière et je veux oublier. Plus de trains en partance, juste des trains à quai qui ne séparent pas. Le songe de trains statiques, immobiles à jamais, m’enveloppe doucement tandis que sa voix claire, au bout du combiné, me conte cette enfance gaie qui me parle si peu. Après la voix s’efface et celle de ma mère peu à peu la remplace. Bourdonne à mes oreilles, ressurgit du passé. Question de survie, l’herbe est plus verte ailleurs. Je ne veux rien entendre et je ferme les yeux. Tout son s’estompe d’un coup, je ne suis plus qu’image. Un homme et une femme, les bras pleins de cadeaux, sur le pas de ma porte un vingt-cinq décembre. Des bisous esquimaux pour se faire pardonner de m’avoir laissée seule un beau matin d’automne. Cela ne rime à rien. La confiance est brisée. Alors je serre cette main pour que la dame reste. Le buste droit et fier, je joue la comédie du bonheur de l’enfance et supplie le Seigneur de ne jamais subir un second abandon.

 Sa voix ne s’arrête plus. Drapeau vert frémissant dans la brise matinale, optimistes vent de travers, glaces trois-boules-chantilly. Pendue au bout du fil, je l’écoute impassible. Seuls mes yeux me trahissent. Humides, ils sont ternis de tous ces jours gâchés, envolés en fumée, devenus souvenir.

  • Un texte poignant, des mots sur la voie du non retour, des wagons d'émotions : merci.

    · Il y a plus de 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Belle musique Slive ...

    · Il y a plus de 13 ans ·
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    theoreme

  • Cette petite fille toute seule devant le départ de ses parents !!! Très émouvant et poignant ! Belle photo si triste qui emporte tous les rêves vers un ailleurs si loin ! Merci Marcel et merci Fran pour ce texte !

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Ma photo

    theoreme

  • Un texte mille fois trop perturbant, trop résonant pour mon petit bout d'enfance qui continue de trembler. Merci, merci. Comme Jacque je suis enroulée dans vos mots, mais je sais qu'ils me portent des vagues où je peux me laisser emporter dans l'immense abandon... qui, lui, n'a pas de limite. MERCI

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Img 0789 orig

    Gisèle Prevoteau

  • Quelques minutes après... je reviens à votre texte: voilà : vous avez une façon de raconter qui me fait entrer direct dans la lecture, emportée et tenue.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • Une superbe écriture ! limpide... La situation au téléphone donne une force particulière au récit. Un grand merci à Marcel de m'avoir recommandé votre texte et un grand bravo à vous ! coup de coeur !

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • Un très beau témoignage qui provoque un flot d'émotions ...

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Tourbillon 150

    minou-stex

  • Toujours très bien.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Photo chat marcel

    Marcel Alalof

  • Merci Silve pour l'adresse. Même cheminement, quatre pages? dormir? et puis pas envie de vous abandonner là sur ce quai, alors j'ai continué,vos phrases se sont enroulées comme des lianes , détachez moi, j'ai du boulot moi, des gens qui m'aiment, qu'est ce que je vais leur raconter lorsqu'ils vont me trouver là attaché par des mots comme une musique avec une clé de sol pour fermer votre cadenas, qui va rouiller sous vos larmes... Ah, non, ne pleurez pas ce serait le fin de tout.

    Silve, peux tu m'envoyer un serrurier des mots, pas celui du dictionnaire, il ne comprend rien, trop cartésien, un jeune qui saura leur parler...Je voudrais aller dormir... Merci Fran

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Persopsy

    Jacques Lagrois

  • A première vue, 4 pages j'étais pas très chaud. Puis je me suis dit : Tu t'en fou. Tes insomniaques le temps tu l'as.
    Alors j'ai lu et je ne me suis pas vu arrivé à la quatrième page. Que dire, surprenant et doux. J'ai vraiment été touché et le visuel est impréssionnant.
    Je me permet de mettre une musique, un air, qui, peut-être, vous plaira : j'ai lu ce texte avec cette air et sans - oui, lu 2 fois et sans regret.
    Coup de coeur. Merci à vous. Bonne soirée/journée

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Img022

    slive

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