Plante en pot

Aveuglée. Déracinée. Assourdie.

La tête et le corps comme perdus en apesanteur. Qui s'égarent. Se défont. Coupés de leurs racines. Perte de repères.

Ça commence par la fraîcheur immaculée du carrelage blanc. Sa douceur sans défaut aux repères perpendiculaires de joints rugueux. Ses glissades virevoltées. Ses virages enchevêtrés. Ses demi-tours tourbillonnants. Un univers presque minéral. Qui contraste avec la chaleur moelleuse du tapis où le corps s'abandonne et s'enfonce. Pour mieux s'envelopper de caresses.

Dehors, c'est la traversée du béton qui griffe, dur et rocailleux, silencieux et mortifère.

Et un peu plus loin, le chemin qui se poudre de terre. Les flaques de lumière qui s'échauffent des rayons du soleil et saisissent dans la fraîcheur ombragée.  Chaque petit caillou prêt à laisser son empreinte piquante ou ronde. Les herbes qui frissonnent avant de se coucher, gonflées de sève humide.

Quelques pas encore au-delà du tapis craquant de feuilles mortes, jusqu'à la fraîcheur ondoyante du courant. Où plonger et clapoter en dansant dans les reflets liquides.

Toutes ces sensations à fleur de peau, ces chauds froids qui se cueillent au passage, ces caresses à collectionner, ces coups de griffe à apprivoiser. Qui existent, juste là, sous la plante de mes pieds, que je sais et reconnais. Mon esprit les attend, enfermé dans la camisole d'indifférence de mes chaussures. Coupé du monde qu'il ne fait plus que survoler. Détaché de ses vibrations, isolé de sa respiration. Je vois et peux toucher, mais je ne ressens pas.

Une plante en pot. Aux racines qui s'étiolent dans leur univers de laine et de cuir. L'hiver enferme le corps dans sa gangue de froid. L'hiver est bien trop cérébral.

Alors j'attends. Que le froid s'efface. Que la nudité reprenne ses droits. Que la plante de mes pieds engourdie apprivoise de nouveau le monde et son tempo. Et rétablisse l'harmonie entre ce que mes yeux attendent et ce que mon corps regarde.

Marcher pieds nus. Pour réapprendre à vivre avec le corps.