Plus bleu que l'enfer (7)

gordie-lachance

La répétition était sur le point de se terminer, lorsque le bouton de tonalité de la Telecaster se mit à cracher méchamment. Tyler interrompit son chorus en plein milieu. Le feu aux joues, il se précipita sur l’ampli et baissa le son, afin de ne pas endommager le haut-parleur.

Franz et David, en grands pros qu’ils étaient, firent tourner une dernière fois la grille de « Manish boy » et s’arrêtèrent. Lance enleva son tee-shirt. Il s’en servit pour essuyer la sueur qui coulait sur son front et dans sa nuque. Avec la chaleur des amplis à lampes et tout le mal qu’ils se donnaient, l’atmosphère du local devenait vite irrespirable.

Franz était écarlate. Il posa ses baguettes sur la caisse claire et se laissa aller contre le mur, cherchant un peu de fraîcheur. Lance remit son micro sur le pied et s’étira, un vague sourire aux lèvres.

− C’est bon, les gars, on arrête là. On a bien bossé, je suis content de vous… le prochain coup, on commencera par « Ain’t nobody’s buisness », je trouve qu’elle manque encore un peu d’énergie…

Tous les regards convergèrent vers lui –y compris ceux des quatre ou cinq groupies extasiées juchées sur les strapontins. On attendait la suite. Il était rare que Lance ne fasse pas suivre les compliments qu’il adressait à ses musiciens par une critique cinglante, voire une bordée d’injures. C’était dans sa façon de fonctionner, un truc insupportable, mais qui avait le don de vous donner la rage.

− Putain de Dieu ! Continua Lance en balayant ses trois comparses de son regard d’aigle. On est un groupe de blues, pas une bande de pucelles effarouchées ! Le prochain que je vois se branler derrière son instrument pendant un morceau, je lui colle mon micro dans le cul…

Il y eut des rires du côté des groupies. Les coups de gueule de lance faisaient partie du folklore. Peut-être même qu’ils étaient une partie intégrante de sa stratégie. Difficile de dire quand ce type était spontané et quand il faisait le show. Lance était une énigme, pour ses ennemis –et Dieu sait combien sa morgue lui en valait-, comme pour ses amis. Il y avait des tas de chanteurs aussi bons, mais c’était un show man hors pair, capable de mettre le feu à une salle en un temps record.

Finalement, il arrêta de tourner en rond et s’assit pour rouler un joint de marijuana, signe que la tempête était passée. D’ici quelques minutes, il se mettrait à rigoler et à faire le con comme si de rien n’était. Tout le monde se ranima, et une des filles vint se pendre au cou de Lance en roulant des fesses. Il lui souffla de la fumée dans la bouche et ils s’embrassèrent avec la langue en se pelotant sans aucune retenue.

David s’approcha de Tyler en soufflant comme un phoque. Sa chemise hawaïenne était trempée de sueur du col jusqu’au dernier bouton.

− Faut vraiment que je fasse un régime, dit-il avec une grimace. Cette chaleur finira par me tuer…

− Ça fait cinq ans que je t’entends dire ça, intervint Franz. Si ça continue, t’auras encore plus de nichons que Jayne Mansfield !

David pointa son majeur dans sa direction sans même le regarder.

− Je suis sûr que ça te plairait de les toucher, hein ! Espèce de sale petit bouffeur de saucisses à la con…

Tyler les regardait d’un air piteux, la guitare sur les genoux.

− T’en fais pas, Tyler, lui glissa David avec un clin d’œil. On se parle toujours comme ça mais on s’adore… Alors, t’as un souci technique ?

− Ouais, c’est la merde… sûrement une soudure qui a sauté.

David tira une caisse pleine de câbles de derrière le canapé et se mit à fourrager dedans.

− J’ai tout ce qu’il te faut, mon pote. Si tu savais le nombre de galères qu’on a eues ! Il en faut bien un pour mettre les mains dans le cambouis. Tiens, tu devrais pouvoir t’arranger avec ça.

Il lui tendit un tournevis, un fer à souder et quelques centimètres de fil d’étain. Tyler tira machinalement sur le joint qui passait devant lui et se mit à démonter la plaque métallique du sélecteur de la guitare. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver la panne et la réparer. Mais au moment de remonter la plaque, il fut pris d’une soudaine et irrépressible envie de pisser. Il mit les vis dans sa poche, se leva en soupirant et sortit dans le couloir. Il détestait tellement aller dans ce que les autres appelaient ironiquement « les commodités » –selon lui, aucun être humain normalement constitué ne pouvait survivre à une odeur pareille–, qu’il décida d’aller se soulager dans le terrain vague. Il lui fallut un temps fou pour arriver à pisser, vu qu’il commençait à planer sérieusement et qu’un cabot le reluquait depuis l’autre bout du terrain, ce qui lui coupait l’envie.

Quand il eut enfin réussi, il remonta en toute hâte au local, reprit sa place sur le canapé et remit la Telecaster sur ses genoux pour terminer le boulot qu’il avait commencé. C’est alors qu’un petit morceau de papier plié en quatre sortit de la défonce du sélecteur et lui tomba entre ses jambes. Il le ramassa machinalement et le déplia, tout en riant aux blagues de Franz qui s’était remis à asticoter David. Le papier, jauni par le temps, avait été découpé dans un ancien calendrier. Tyler s’apprêtait à le mettre de côté quand il remarqua que quelques lignes avaient été griffonnées dessus. Il essuya les larmes qui perlaient à ses yeux –tant à cause de la fumée de joint que parce qu’il avait ri-, et s’approcha pour mieux voir.

Petit esclave, tu m’as voulue tu m’as eue !

Ton succès ne s’arrêtera plus,

Et celle qui dormait marchera dans la rue.

Pour tout ça t’as payé ton dû

Mais si un jour si t’en peux plus,

Repars comme tu es venu !

Piqué au vif, Tyler retrouva instantanément son sérieux.

« Petit esclave… » ! Il avait beau savoir que ça ne s’adressait pas à lui –mais après tout, qu’en savait-il vraiment ?-, il y a des mots qu’on ne peut pas lire sans avoir les poings qui démangent. Les questions se bousculaient dans son esprit embrumé comme des insectes obsédants.

 Qui pouvait avoir écrit ça ? L’ancien propriétaire ? Combien de temps auparavant ? Et surtout pourquoi ? Cela semblait si absurde… Tyler voyait mal un musicien écrire une pareille connerie, pour la mettre ensuite dans sa guitare. Ou alors le type était complètement défoncé et avait voulu écrire une sorte de poème ou de chanson, après tout on avait vu pire… quand même, c’était assez bizarre…

Il raisonnait de travers. S’il n’y avait eu la marijuana et toute cette agitation autour de lui, une grande –et inquiétante- lumière aurait sans doute éclairé son esprit. Au lieu de cela, il resta un long moment à rêvasser avec le papier entre les doigts, sans arriver à voir ce qui pourtant sautait aux yeux.

Il fut tenté de froisser le papier et de s’en débarrasser, mais un sentiment confus l’en dissuada. Il resta ainsi, sans réaction, jusqu’à ce qu’un éclat de voix plus fort que les autres le ramène à la réalité.

Lance venait vers lui. Il s’assit sur l’accoudoir du canapé et lui passa un bras autour de l’épaule. Tyler eut à peine le temps de remettre le papier dans la guitare, qu’il se retrouvait avec les deux mains prises : un joint d’un côté, et une bière de l’autre.

− Hé, écoutez tous, on va trinquer à notre nouveau guitariste ! Cria Lance en le serrant à lui couper le souffle. A la santé de Tyler, notre sauveur, le plus grand enfoiré de gratteux que la terre ait porté !

Il y eut des cris et tout le monde picola de plus belle en lui faisant des œillades. Si Lance tenait à ce que ses musiciens soient cleans pendant les concerts et et en répétition, les Snarling n’étaient pas les derniers à faire la fête, et ils comptaient à leur actif quelques orgies mémorables.

Une des filles se mit à danser à côté de Tyler et il reçut une partie de son verre sur les genoux, ce qui porta l’hilarité générale à son comble. Alors Tyler oublia sa timidité. Il cria encore plus fort que les autres, vida sa bière d’un trait et tira une monumentale bouffée sur le joint.

Dès lors, il ne fut plus question pour lui de réfléchir. Il remit tant bien que mal les vis de la plaque, éteignit d’un jet de bière l’accoudoir du canapé –il avait bêtement oublié d’éteindre le fer à souder-, et roula des pelles à une fille dont il n’avait même pas remarqué la présence jusqu’alors, mais qui semblait lui trouver un charme incroyable. C’était une petite blanche à la peau bronzée et aux seins dressés qui parlait tout le temps, sans qu’il comprenne la moitié de ce qu’elle disait. Elle passait d’un sujet à l’autre de façon décousue, mais Tyler s’en foutait. Elle était marrante et avait un joli sourire. Le seul problème avec elle, c’est qu’entre ses éclats de rire et les pelles qu’elle lui roulait, elle ne cessait de lui coller soit un verre de bière soit un joint dans la bouche…

  • Toujours aussi bon Tyler.

    · Il y a presque 11 ans ·
    20100211 drims 465

    drims-carter

  • C'est très intéressant; ça me fait un peu penser à Christine de Stephen King. Vivement la suite.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Toi et moi 54

    la-rose-blanche

  • Nouveau rebondissement : un mystérieux petit papier ..." Mais que diable venait-il faire dans cette galère ?" Tyler, tu te laisses à nouveau manipuler !!!

    · Il y a presque 11 ans ·
    Welovewords 002 300

    phine

  • un beau jeu diabolique

    · Il y a presque 11 ans ·
    Pyry1dhyoryai0xtssnv3g 1  300

    Salvatore Pepe

  • ça se corse! Vous êtes observateur et cela se voit dans la desciption des gestes des personnages... La dernière nana, elle craint!!! Dans quelle histoire Tyler va-t-il encore se fourrer... mais comme il y a eu une première foie, je ne pense pas qu'il va se gêner en considérations... On verra! Le petit mot est mystérieux pas tant dans son contenu mais plutôt dans le fait qu'il soit caché??? Un petit détail, page 4, je pense qu'il manque un mot : Le plus grand enfoiré de gratteux "que" la terre ait porté? Au prochain épisode!

    · Il y a presque 11 ans ·
    Yoda 24 04 09 002 92

    yoda

  • la route est mal pavée mais Tyler ne s'en rend pas compte , le suspens demeure toujours aussi fort....

    · Il y a presque 11 ans ·
    Mariage marie   laudin  585  orig

    franek

  • Que dire de plus? Continue comme ça!

    · Il y a presque 11 ans ·
    Coucou plage 300

    aile68

  • Hummmmm! Un pacte avec le diable, cette guitare? Continue Tom, tu est très bon dans ce jeu, du chat(blanc) et de la souris(noire).

    · Il y a presque 11 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

  • On sent que Tyler va s'embringuer dans une sale affaire...
    Encore joliment raconté !

    · Il y a presque 11 ans ·
    1uyeik7vaygxk 92

    Tahar Yettou

  • Aussi bien sinon mieux que du Djian ;) Vive le Soleil et sa Renaissance alors. Ton héros est grand. Vazy Tom je te Pouce ;))

    · Il y a presque 11 ans ·
    Ange

    Apolline

Signaler ce texte