Plus bleu que l'enfer (8)

gordie-lachance

Tyler se réveilla avec une migraine de tous les diables. Il regarda autour de lui et il lui fallut quelques secondes pour comprendre où il était. Il ne se souvenait même plus à quel moment il était parti dans le coltard… Le local était plongé dans la pénombre, à l’exception d’un maigre rayon de lune qui faisait luire faiblement les cymbales de la batterie. L’effet de l’alcool s’était un peu dissipé, mais celui de l’herbe était encore bien présent. Il avait un creux dans l’estomac et la bouche sèche comme un morceau de charbon. Ce qui l’entourait lui donnait l’impression d’avoir été projeté dans un monde pétrifié, hors du temps.

Tous les autres étaient partis, même la minette aux seins si appétissants. Les salopards, ils n’avaient même pas essayé de le réveiller –ou alors ils n’avaient pas réussi, ce qui était possible aussi. Il se redressa tant bien que mal dans le canapé défoncé dont un ressort lui entrait dans les côtes. Le sang se mit à battre douloureusement dans ses tempes. Nul doute que les Snarling Dogs allaient sacrément se moquer de lui, quand ils le reverraient : Tyler le mec qui tient pas l’alcool, Tyler qui s’écroule pendant une soirée et se réveille au beau milieu de la nuit, seul et misérable avec sa gueule de bois…

Il resta un moment à se demander ce qu’il allait faire. Il hésitait entre se rallonger sur ce canapé pourri et tenter de finir sa nuit -la solution la plus simple au premier abord, mais plus il se sentait réveillé moins elle le séduisait-, ou bien traverser la ville pour regagner le Lower Nine et retrouver son lit.

Vu l’état de ses relations avec tante Rosa, Tyler finit par se dire que ce n’était pas le moment de découcher, et choisit la seconde solution. Il rassembla son courage, se leva en geignant, remit la guitare dans son étui et traversa le local sans allumer la lumière. En passant, il heurta une cymbale dont le tintement aigre lui vrilla les oreilles.

Il ouvrit la porte et la rabattit derrière lui. Le couloir était immense, humide et sombre. Un frisson lui monta le long de l’échine. Il ferma le verrou, cacha la clef sous un parpaing -comme les autres lui avaient demandé-, et enfila le couloir en essayant de contrôler l’anxiété qui montait en lui. Le bâtiment, qui au premier abord lui avait paru silencieux, était en réalité plein de bruissements, de craquements, de frôlements. Tous ces bruits, qu’il n’arrivait pas à identifier, lui arrivaient amplifiés et déformés à cause de la marijuana qu’il avait fumée. Il était tellement désorienté qu’il rata l’escalier et se retrouva tout au bout du couloir. C’est l’odeur pestilentielle des toilettes qui lui fit comprendre son erreur. Il s’arrêta et frissonna de plus belle en songeant que l’escalier qui desservait autrefois ce côté du bâtiment avait été démoli.

Quelques mètres plus loin, il y avait deux étages de vide.

Il se vit avec horreur en train de tomber dans les ténèbres et sentit son angoisse monter encore d’un cran.

Il fit demi-tour et pressa le pas, avançant au jugé. Il avait besoin de tout son sang-froid pour se retenir de courir. Ça aurait été ridicule, et puis le couloir était encombré de débris de toute sorte, abandonnés là au fil des années. Il n’aurait rien gagné à aller se fourrer dedans. Quelque chose passa en clapotant au-dessus de sa tête. Probablement une saleté de chauve-souris. Tyler avait beau savoir que ces bêtes-là étaient équipées d’une sorte de radar, il l’imagina s’empêtrant dans ses cheveux crépus et griffant son crâne pour s’échapper… Il rentra instinctivement les épaules et sentit ses testicules se recroqueviller dans son pantalon.

Putain, reprends-toi,  Tyler Milton… tu devrais éviter de fumer cette merde, ça te rend complètement parano !

Mais son esprit était déjà parti à dérailler, enchaînant les images angoissantes sans aucune logique.

Imagine que tu retrouves jamais la sortie… et imagine que tu sois pas tout seul dans ce trou à rats…

Une sueur puante coulait dans on dos. L’étui de la guitare cognait dans ses tibias et contre les murs, l’empêchant d’aller aussi vite qu’il voulait.

Et merde… imagine qu’en plus Bab’s soit planquée dans l’ombre et qu’elle déboule devant toi, avec sa gueule pleine de fumée… imagine qu’elle mette son corps glacial contre toi…

Une toile d’araignée se colla à son visage. Il s’en débarrassa précipitamment, mais un peu de poussière entra dans sa bouche. Il cracha et toussa. Les larmes lui montèrent aux yeux.

Une voix résonna, aussi faible qu’un souffle, à la fois lointaine et affreusement proche.

« Tyler ! »

Il était au bord de la suffocation. Son cœur battait tellement fort dans sa poitrine que c’en était douloureux.

« Tyler, me laisse pas ! Il fait chaud ici, tellement chaud… »

Ses jambes ramollissaient sous lui. La guitare semblait peser des tonnes. Il pensa à la lâcher, mais la poignée semblait soudée à sa main. 

Quand il aperçut le carré de lumière laiteuse donnant sur l’escalier, il eut une sorte de déclic, un réflexe de survie. Il ramena la guitare contre sa poitrine, se  précipita dans l’ouverture et dévala les marches à toute vitesse, au risque de se rompre le cou.

Il déboucha dans le terrain vague avec la sensation d’arriver au paradis -les serpents étaient désormais la dernière de ses préoccupations. Il s’avança dans le clair de lune, respirant goulument l’air odorant de la nuit et jetant des regards apeurés derrière lui.

Des fois qu’elle le suive.

Mais il avait dû halluciner. Encore un effet pervers de l’herbe, c’était forcément ça.

Le ciel était piqueté d’étoiles innombrables. Tyler posa sans difficulté la Telecaster à ses pieds. Il pouvait sentir sa présence, chaude et amicale comme celle d’un chien. Il ouvrit sa braguette et pissa un flot de bière sur la terre craquelée. Un petit animal détala en faisant bruisser les herbes sèches. Il se mit à rire et essaya de lui pisser dessus, tout en repensant à la panique idiote qu’il avait ressentie.

T’es vraiment le dernier des cons, Tyler… au premier bruit, tu te mets à paniquer comme une gonzesse. Les fantômes, ça n’existe pas… c’est des histoires tout juste bonnes à effrayer les gosses… En tout cas, la prochaine fois t’iras mollo avec l’herbe, ça te réussit pas !

Il referma sa braguette, ramassa la guitare et gagna la route en sifflotant, persuadé qu’il ne pouvait plus rien lui arriver de mal avant un bon moment.

Mais il se trompait.

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