Quand les hommes se cachent pour mourir (2/7)
Anne S. Giddey
Au Vieux Logis, Marie l’attendait avec impatience. Moi aussi. Je ne voulais pas m’imposer, mais ils avaient tant besoin d’être rassurés. J’avais pris le petit-déjeuner avec sa femme, pendant que Pierrick partait en pèlerinage sur la terrasse de La Bergerie.
- On a acheté tout ce qu’il faut, vous êtes sûres ?
Marie le regarda, entrouvrit la bouche l’air agacé. Je pris les devants pour répondre une fois de plus à mon fils que sans aucun doute, oui, tout à fait, assurément. Je lui ai donné mon sourire le plus doux, sans cesse, durant tout mon monologue. Mon grand alpiniste de fils était aussi maladroit pour les petites choses humaines qu’il était à l’aise sur les arêtes rocheuses, dans les crevasses gelées, aux abords des cimes et abîmes. Je me souviens très bien avoir eu une pensée pour l’albatros de Baudelaire en le regardant debout dans la cuisine. Qu’il semblait à l’étroit dans cette maison, qu’il paraissait soudain lourd et dégingandé ! Il aurait très bien pu trébucher sur les paquets de couches et faire exploser sur les dalles le boulier chinois ramené d’une expédition himalayenne. Le chat aurait joué aux billes avec et personne n’y aurait trouvé à redire. Nous étions heureux.
Ensemble, l’un tirant l’autre, à tour de rôle premier de cordée, ils se sont entraînés vers la voiture, vers la pouponnière de la grande ville, vers Sarah qui les attendait. Je les ai regardés partir et n’ai pu m’empêcher de brasser un peu l’air d’un au revoir de la main. Qu’ils ne virent pas, ils étaient déjà loin. Deux ans de démarches, de questionnaires abrutissants, intrusifs. Bien sûr les services sociaux faisaient leur travail, ils se devaient de connaître les futurs parents, de s’immiscer dans leur vie privée. Pierrick avait tout détesté, mais tout accepté. Il voulait être père. Marie voulait être mère. Pourtant, son ventre était toujours resté vide, vacant. Au moment de ses quarante ans, elle avait parlé, prononcé le mot « adoption » en guettant les sourcils de Pierrick, qui ne remuèrent pas. Aucune contrariété ne l’avait gagné à l’énoncé de ce projet de devenir parents de l’enfant des autres. Deux ans de corvée administrative pour arriver au pied d’un berceau et pouvoir enfin ramener chez eux un fétu emmailloté de blanc, c’était finalement bien peu payer... Leur enfant était une fille. Sarah, née sous X, venait d’avoir trois mois. Depuis deux semaines, ils lui rendaient visite, chaque jour, et l’autorisation de l’emmener n’avait pas tardé à tomber. Entre-temps, l’isolation du Vieux Logis avait été entièrement refaite pour prévenir toute infiltration des giboulées printanières. Pierrick avait mis un soin opiniâtre à calfeutrer hermétiquement la maison. L’air froid, c’est de la gangrène, disait-il. Ça s’immisce de partout sous les portes, les toits, par le moindre interstice, le plus microscopique entrebâillement. Nous, nous avons eu l’hiver, le rhume et les crachotements bronchiques. Nous avons l’habitude. Mais les saints de glace sont encore à venir et rien ne doit menacer la petite.
A leur retour, ils ont traversé le village à faible allure, comme pour offrir à Sarah une première visite des lieux dont eux seuls se souviendraient. Ils dépassèrent tout d’abord la salle des fêtes dans laquelle Marie passait des vieux films tous les samedis soirs. Sarah viendrait bientôt coller ses doigts poisseux sur les pellicules et tomberait en riant, prise de vertige à trop regarder tourner les bobines. Le regard de Pierrick devait être extrêmement changeant à ce moment-là, il l’était toujours lors des grandes occasions. En passant devant le terrain de foot, ses yeux prenaient généralement un aspect métallique, comme un éclat de surface. C’était son regard d’enfant. Celui qui ne s’attachait qu’au contour des choses, à la trajectoire du ballon rond. Tous les villages de France devraient posséder un terrain de foot, même abandonné, ne serait-ce que pour rendre aux hommes leurs regards d’enfant. Soudain, sans qu’on sache pourquoi, une multitude de plans apparaissaient dans ses yeux leur donnant un incroyable champ de profondeur. La périphérie des choses explosait, ne restait que l’impalpable. Durant toute la traversée de ce hameau haut-savoyard, avec Sarah assoupie sur le siège arrière, Pierrick m’avoua le lendemain qu’il imaginait chaque habitant à l’intérieur des maisons. Ici et là, une buée persistante aux fenêtres témoignait de paroles échangées dans la chaleur humide du poêle à bois. Certains l’essuyaient sans cesse de la manche pour regarder au dehors la nuit des montagnes, d’autres y dessinaient leurs rêves du bout des doigts. La voiture roulant au pas, le bébé endormi. Sa fille. Pierrick avait l’impression de veiller le village entier. Une sentinelle.
Merci à tous pour vos commentaires ;)
· Il y a presque 12 ans ·Anne S. Giddey
C'est beau, simple comme la vie et profond comme l'amour qui ouvre la conscience à un point inimaginable.
· Il y a presque 12 ans ·carmen-p
Bon, je file au (3)...
· Il y a presque 12 ans ·Mathieu Jaegert
C est bon..
· Il y a presque 12 ans ·mery
Camp de base N°2.
· Il y a presque 12 ans ·Tout est ok! Un vrai plaisir que te suivre.
Frédéric Clément
belle histoire attachante
· Il y a presque 12 ans ·franek
J'ai lu les deux parties d'une traite; c'est tellement bien écrit ! Je suis en empathie avec ton histoire, Anne...Bravo !
· Il y a presque 12 ans ·Pascal Germanaud
Mélancolique... j'aime bien.
· Il y a presque 12 ans ·Giorgio Buitoni
Oups oui, merci... Il reste toujours des coquilles, rien à faire... Merci à vous deux.
· Il y a presque 12 ans ·Anne S. Giddey
Moments... d'explications, d'ambiance, de souvenirs, de descriptions. On s'attache aux semelles de tes personnages et on les suit, le cœur ouvert.
· Il y a presque 12 ans ·Ps: ne serais-je... ne serait-ce (seul point à corriger)
Elsa Saint Hilaire
Oh oui, qu'on attend la suite !
· Il y a presque 12 ans ·marie-roustan