Qu'est-ce qu'un poète ?

Gabriel De Richaud

« La poésie concentre tous les enjeux de l’art. Elle est tout sauf inoffensive. » disait JP Siméon, directeur artistique du Printemps des Poètes, dans l’excellent article de François Graveline paru dans la Montagne du 6 mars 2011.

Tout sauf inoffensive. Tout sauf inoffensive ? Vraiment ?

On pourrait douter quand même… C’est vrai que, lorsqu’on lit certains textes (parfois édités !) que l’on appelle  « poèmes », constitués de mots mis ensemble avec semble t-il une certaine habileté, qui sonnent « jolis » et qui parfois, on se le dit entre nous, tout bas, ces mots jolis mis ensemble nous semblent ne vouloir absolument rien dire; On associe aussi (et souvent) le mot poésie à ces chansons molles, dégoulinantes et visqueuses de certaines stars  dont le néant musical et vocal est à l’image de l’inintérêt qu’elles contiennent, ou ces pseudos lettres d’amour / toujours, qui riment avec LOURD, très lourd, tambours et au secours ! Bref, si la poésie est tout sauf inoffensive, alors tout cela est tout sauf de la poésie.

La poésie dont on parle (et dont parle certainement JP Siméon) est ailleurs. Tout d’abord, la poésie ne sonne pas « jolie ». Elle est rythmée.

Elle est rythmée comme une artère, rythmée comme le geyser de sang d’une gorge tranchée par la lame vive d’un couteau car le poète, tel que le voit cette fois-ci Peter Brook, le poète a, selon lui, les yeux rivés vers les étoiles, les deux pieds dans la boue (pour ne pas dire dans la merde) et tient fermement un poignard dans la main droite.

Les yeux vers le ciel et les étoiles ? Parce que le poète observe un ailleurs, un autre monde, un autre monde qui est pourtant le nôtre mais vu d’un autre endroit...

Les deux pieds dans la boue ? parce qu’il est concret, le poète est concret, il est en plein dans une civilisation, en plein dans une époque, dans une cité (Il y vit dans cette cité), de la boue parce que la poésie c’est aussi de la matière, qu’elle brasse du dégueulasse aussi, que ça le transforme ce dégueulasse, ça le transforme pour que ça parle, et que ça parle en densité.

Un poignard dans la main droite parce que ça tranche, ça coupe, ça décide, ça prend beaucoup de décision un poète, et si au-delà du poème,  le poète est tout sauf inoffensif, c’est qu’il y engage sa vie, ses tripes, et ça peut le rendre très nerveux. Alors ça frappe à coup de mots/bétons, de mots/bombes, de mots… précis ! c’est-à-dire de mots qui parlent. Pas de bavardages ici. Le langage existe. Le langage en condensé. Mais attention, pas comme le langage de la Com, qui est condensé lui aussi, mais ne délivre qu’une seule chose et seulement une seule, car la clarté doit régner. Elle doit régner en sens unique. (Et comme on le sait, sur la route, en voiture : qui dit sens unique, dit, en contrepartie et de l’autre côté « sens interdit ».  Ce dont personnellement j’ai horreur par principe.)

Or, la poésie est tout sauf sens unique. Elle est polysémique, plurielle, elle est, je le redis, DENSITÉ. JP Siméon aime citer Roberto Juarroz : « La poésie est un accélérateur de conscience ».

Et si dans le poème, le sens ne vient pas tout de suite, s’il est caché, s’il est déjà oubli et réminiscence, si le sens nous échappe, c’est que la poésie est une autre façon de lire, de dire, d’entendre et d’appréhender le monde et le langage.

Francis Bacon dit qu’il y a deux itinéraires pour celui qui perçoit une œuvre d’art (et nous l’avons dit, la poésie concentre tous les enjeux de l’art (Et elle est même pour moi, le dénominateur commun de tous les arts).

Le premier itinéraire est  celui qui va de l’intelligible au sensible. Je comprends le sens d’abord et ce sens me touche ensuite. Le second itinéraire nous dit toujours Francis Bacon, est celui qui va du sensible à l’intelligible. Plus subtil celui-là : je suis touché d’abord et ensuite je comprends pourquoi. Comme la musique par exemple, ou certains tableaux, qu’on appréhende de loin, nous attire, nous appelle, et plus on s’approche de lui, plus on est ébloui. 

L’intelligible et le sensible sont comme deux mains. Parfois c’est l’une qui travaille, parfois c’est l’autre, parfois les deux. La poésie est donc là, en chacun des arts. Elle est un trait d’union, elle est liens et mains tendus… Elle est amour… comme le disait Rilke, le travail est amour… Amour / toujours / Tambour /au secours !

Bon, si vous doutez encore du « Tout sauf inoffensif » de la poésie, alors il nous faut aller du côté du pouvoir :

Pourquoi l’art et la culture sont les premiers à subir les conséquences des idéologies politiques ? Pourquoi le fascisme, par exemple, frappe d’abord là, à cet endroit ? Pourquoi les élus, quels qu’ils soient et de tout bord, veulent-ils maitriser absolument les programmations culturelles ? Maîtriser les artistes en leur faisant l’aumône de minables subventions ; régner sur eux en les divisant par la pauvreté (car je rajoute une donnée importante et réelle sur le poète : le poète qui vit de sa poésie soit n’existe pas, soit est pauvre).

Si la poésie est accélérateur de conscience, si elle est tout sauf inoffensive, alors il vaut mieux pour beaucoup que nous n’en lisions pas, que nous restions endormis dans nos vies matérielles, assoupis devant les divertissements télévisuels, théâtraux, faussement culturel, les jeux, les séries que l’on nous propose dans cette société d’images et d’abondance, car si l’on peut dire une chose des pouvoirs quels qu’ils soient, c’est qu’ils ont tout à y gagner à organiser minutieusement notre enthousiasme.


Baudelaire disait : l’enthousiasme est tout. Et il disait aussi, une phrase réconfortante, que les artistes peuvent partager avec tout le monde et que je veux partager avec vous toutes et tous (avec vous cher Alain, avec vous Claude et vous Fabrice), cette phrase tirée des petits poèmes en prose :

"Malheureux peut-être l’homme, heureux l’artiste que le désir déchire !"

Chronique 1, Radio Arverne 100.2 (Région Auvergne) émission Atelier 9, animée par Alain Vannaire (19H-21H chaque mardi.)

mardi 29 mars. Gabriel de Richaud.

  • Un Très RICHE et INTÉRESSANT article
    Merci ! Cet article m'aidera beaucoup dans ma dissertation , que j'ai déjà commencé ; mais , à ce qu'il paraît , j'ai négligé plusieurs points importants

    · Il y a environ 7 ans ·
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    Sihem Amatullah

  • Hi, is it possible to have the publication date of this article as I would like to use it for an essay??

    · Il y a environ 10 ans ·
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    Winnie Lohore

  • Ah oui dire aussi que je tricote en poésie :)))

    · Il y a presque 13 ans ·
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    leo

  • Très belle chronique qui soulève de nombreuses questions et balance de tristes vérités ! Je regrette de crouler sous les bouquins (suis sur Balzac là) mais je garde précieusement ta chronique en coup de coeur et note avec attention ta recommandation (Sénèque, les lettres à Lucilius) Merci Gabriel !

    · Il y a presque 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Aujourd'hui l'artiste est artiste dans son monde mais quand il est avec le reste du monde c' est un ouvrier du monde .merci GIS pour le partage et merci a toi Gabriel .

    · Il y a presque 13 ans ·
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    N Am

  • Merci Gisèle ! Merci Kévin pour cette belle pièce jointe !

    · Il y a presque 13 ans ·
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    Gabriel De Richaud

  • Merci pour le partage Gisèle !! Oui, c'est réconfortant, c'est le bon mot...

    · Il y a presque 13 ans ·
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    Kevin Carlier

  • Merci pour ce beau texte d'une justesse inébranlable. Et, moi aussi, j'aime les Lettres à Lucilius. Et votre demande d'amitié, une fois lu ce texte, m'honore... Merci encore !
    Je partage !

    · Il y a presque 13 ans ·
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    Gisèle Prevoteau

  • Je me représente l'univers comme un organisme où la nature et l'esprit sont unis au sein d'un Inconscient auquel l'homme participe par son corps et par son propre inconscient, ensuite il faut essayer de traduire tout ça, mais ce n'est pas un effort de la volonté.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Chat

    Eric Varon

  • Avec plaisir, Coquille !

    · Il y a presque 13 ans ·
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    Gabriel De Richaud

  • A vot'e bon coeur ms'ieux dames ))

    · Il y a presque 13 ans ·
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    lys

  • Un mécénat d'une grande famille reconnue (les Médicis etc...) où d'un organisme projette à l'inverse une image de reconnaissance pour le travail. Ce mécénat est bon, pas seulement au niveau financier mais aussi et surtout au niveau "psychique". Cela dit, surtout en ce moment où mes choix de boulots commencent à se faire absolument déplorables, je m’interroge fermement sur la pauvreté... Il faut lire Sénèque, les lettres à Lucilius, c'est édifiant !

    · Il y a presque 13 ans ·
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    Gabriel De Richaud

  • Merci pour vos commentaires ! D'accord avec Edwige pour la pauvreté... Mais dans une certaine mesure... Je connais beaucoup de poètes (et de peintres) qui vivent assez mal... (j'ai écrit un long commentaire, en réponse, qui vient d'être effacé... comprends pas !) Suis pas fan du mécénat domestique. Je trouve que ça projette l'artiste vers une image d'assistanat. Ce n'est pas une image de la famille sur l'artiste (souvent bienveillante) mais de l'artiste sur lui-même.

    · Il y a presque 13 ans ·
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    Gabriel De Richaud

  • ... encore moi ! : en d'autres temps on les tuait... ou bien il y avait les mécènes... bien souvent ceux que je connais vivent par le mécénat "domestique" c'est à dire ont un partenaire ou une famille qui assure le minimum... ou bien on hérité d'un pécule... mais vous allez peut-être me trouver un peu triviale ! sinon j'adore l'énergie et la beauté de votre chronique !

    · Il y a presque 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • BRAVO !!! cependant... debout devant la mort : je m'interroge encore sur la pauvreté du poète... pauvre est tout à fait supportable, et recèle bien des joies, mais misérable est atroce ? et mort... n'en parlons plus !!! je m'interroge... mais je ne vendrais pas mon âme ça c'est sûr ! d'aucun diront que Léo ferre était un grand poète ? pourtant il était blindé d'oseille...

    · Il y a presque 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • J'aime cette chronique ! Et je la mets dans mes coups de coeur pour ne pas la perdre ...

    · Il y a presque 13 ans ·
    Tourbillon 150

    minou-stex

  • Vous réussiriez presque à me faire aimer (le) Bacon!
    Petite chronique poétique à garder sous le coude au cas où...<3

    · Il y a presque 13 ans ·
    Logo plum 195

    enfantdenovembre

  • d'accord

    · Il y a presque 13 ans ·
    Lajoyeusecriee orig

    gustare

  • exellent!

    · Il y a presque 13 ans ·
    101 0061 500

    saki

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