Retour à mon mouton...
Elsa Saint Hilaire
Retour à mon mouton…
Ses mains glissaient sur la toison épaisse à la recherche de l’endroit idéal entre la deuxième et la troisième côte. Le souffle court, elle haletait, les yeux perdus au ras du trèfle. Trois pas en arrière, le corps et l’âme tétanisés, je récitais en silence une prière. J’aurais donné père et mère pour qu’elle survive. Je voulais regarder, je voulais lui caresser la tête, je voulais déverser sur elle des flots de tendresse. Je voulais…
- Reste pas là p’tiote pendant que j’la trocarde. C’est pas un spectacle pour toi et puis ça va puer comme tu n’imagines pas ! Une vieille brebis qu’a plus que la peau sur les os et qui météorise, c’est maintenant que j’la perce ou bien elle va crever.
« Météorise », le mot était beau et m’évoquait la voie lactée, aussi lactée que le pis de Câline quand le père René m’autorisait à la traire. Un beau mot pour une saloperie de maladie. C’est souvent le cas. De jolis mots pour masquer la misère. Pour moi, Câline, elle était jeune. À peine six printemps de différence ; deux natives du mois de mars, deux petites poissonnes embarquées sur la grande déferlante de la vie. J’étais à ses côtés quand elle bêla pour la première fois et le jour où je la baptisais de ce nom bêbête, elle cligna d’un œil ombragé de soie, comme pour conclure un pacte, promesse de lendemains qui ne pouvaient qu’être limpides. Alors, elle n’allait pas me lâcher pour de grosses bulles d’air qu’un trèfle assassin avait fait éclore dans ses viscères ! Le printemps, c’est joli mais c’est sournois. Elle aurait dû se méfier et moi la surveiller de toute la hauteur de mes dix ans. Elle, gloutonne, moi, tête en l’air ; à nous deux, nous faisions une paire bien bancale. Sauf que de notre binôme je m’en sortais à bon compte et qu’elle, y risquait sa peau.
Voyant que je ne bougeais toujours pas, il poussa un soupir avant de prendre le trocart et d’enfoncer l’aiguille jusqu’au tréfonds du rumen. Au fur et à mesure qu’il libérait la panse, un flot chaud s’écoulait d’entre mes cuisses, ma propre pluie de météores, signaux liquides de ma peur et de mon abattement. Faire pipi, voilà tout ce que j’avais trouvé pour lui témoigner ma détresse… elle méritait mieux et peut-être moi, quelque chose de moins infamant.
- J’ai l’impression qu’ça dégonfle… l’est pas sortie d’affaire mais y a du mieux. Tiens, vu que t’es toujours là, rends-toi utile la p’tiote… presse-lui le flanc en douceur, juste à côté de la canule… Ouais, comme cela… pas plus fort… t’as la main douce apertement… on va te la remettre droit sur ses pattes ta Câline… Si ça pue trop, t’as qu’à te boucher le nez avec ta main gauche…
Il n’eut pas besoin d’insister, ça puait vraiment. Que ma brebis à truffe noire put recéler en elle tant d’effluves pestilentiels brisait mes illusions enfantines… beauté et putridité étaient-elles, en un trivial raccourci, la synthèse de la vie? Je me mis à verser des larmes sans savoir si c’était la brutalité de l’intervention ou la découverte des remugles du corps qui m’horrifiaient le plus. Décidément, ce jour-là, tout était liquide en moi.
- Ben, arrête de pleurer, puisque j’te dis qu’elle va mieux. Ha, les femelles ! Dis donc tu te serais pas pissé dessus en plus ? Ton short, y m’a l’air bien mouillette. C’est point grave, te bile pas, ça peut arriver à tout le monde. Allez, appuie encore un peu et je crois qu’on pourra lui foutre la paix. Pas question de la bouger pour l’instant. Tu vas la veiller un peu, pendant que je redescends au chalet chercher Germain et un brancard. J’en ai pas pour longtemps… Tu tiendras le coup, toute seule ? Tu sais que t’as fait du bon boulot la p’tiote !
J’acquiesçai de la tête. Le père René laissa le trocart en place et me fit ses recommandations pour maintenir la brebis immobile en son absence. Je le regardai s’éloigner avec la souplesse de ceux qui arpentent les alpages depuis leur plus jeune âge. À cinquante ans, il gardait la silhouette et la grâce d’un éphèbe, le cœur aussi doux que la laine de ses moutons, le tout claquemuré dans une enveloppe rude et tellement intimidante.
Allongée sur le matelas de graminées sauvages, le visage enfoui dans la toison épaisse, mes peurs, mes larmes s'estompèrent peu à peu. J’avais accepté que la vie soit plus fragile et encore plus complexe que les contes que je dévorais alors avidement. Quand bien plus tard, les deux bergers réapparurent, nous dormions, elle et moi, chacune perdue dans ses rêves, comme les enfants que nous n’avions cessé d’être avant.
"S'il te plait dessine- moi un mouton" Le tien a remué tripes et coeur! Paradoxe! Mais que cela est finement bien ciselé! Tout en finesse et émotion! Merci Elsa!
· Il y a presque 12 ans ·Colette Bonnet Seigue
Quelle belle histoire d'enfance tendre ! Un beau cadeau que tu nous fais là...
· Il y a presque 12 ans ·Anne S. Giddey
4 heures du mat ...Je comptais en vain les moutons quand, me décidant à me lever, j'ai rencontré le tien. Il ne m'emmènera sans doute pas vers le sommeil mais quel joli moment !
· Il y a presque 12 ans ·Mireille Roques
tellement de sentiments et d'émotions mêlés que j'ai eu un frisson.
· Il y a presque 12 ans ·c'est BEAU! tout simplement!
Karine Géhin
tu vois....que d'un trèfle on dessine un mouton, je dirais chapeau!
· Il y a presque 12 ans ·je ne suis pas la première
et sûrement pas la dernière à porter un chapeau, mais...
cheveux au vent
mon Elsa,
je te dis...chat peau!
tout simplement
parce que c'est beau
dans tout ce que tu soulèves en moi
sally-helliot
merci NILO ♥
· Il y a presque 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Tout en émotions et magnifiquement conté. Bravo Elsa
· Il y a presque 12 ans ·nilo
Merci Simon pour le partage ♥
· Il y a presque 12 ans ·@ Franek je comprends ton commentaire. Ici, une brebis qui météorise a peu de chances de survivre et sa mort est affreuse et... silencieuse.
@ Sign, l'ambivalence est au cœur de la vie, donc... ;-)
Elsa Saint Hilaire
moi le paysan déraciné que de souvenirs à cette lecture , le clysrère pour la jument la gnole sur les blessures et toutes ces bêtes qui souffrent en silence cest encore ça le plus impressionnant, enplus quand c'est superbement écrit tous les sens sont ravis, merci Somon pour le partage
· Il y a presque 12 ans ·franek
Merci Simon... il y a des souvenirs qui marquent plus que d'autres.
· Il y a presque 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Un morceau de vie joliment écrit.
· Il y a presque 12 ans ·CDC, bravo.
simon-rainner
merci Marie ♥
· Il y a presque 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
De jolis souvenirs qui marquent
· Il y a presque 12 ans ·marielesmots
merci ellen...un p'tit souvenir qui n'est pas sans conséquences ;-)
· Il y a presque 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Elsa, j'ai adoré je m'y voyais dans cet étable, tes talents de conteuse toujours au top. Ta Caline mérite une place en crèche et ton berger René aussi!
· Il y a presque 12 ans ·Bises à toi ma petite bergère !
ellen