Savoir bouiner

jean-fabien75

Au début, je pensais qu’il s’agissait d’occuper certaines de ces journées où l’on n’a pas envie, où le courage nous manque pour simplement prendre notre douche, nous laver les dents ou aller chercher une baguette de pain à la boulangerie du coin – moins grave pour l’haleine ceci dit.

Dans ces plus ou moins rares moments, je me disais bêtement – une sorte de spécialité chez moi – qu’il était cependant utile d’avoir la capacité de faire quelque chose, sans particulière envie ni même entrain, sous peine de finir sa journée devant TF1. Car sachez-le, TF1, c’est le début du cercle vicieux. Plus vous passez de temps devant en donnant ce qui vous reste de cerveau disponible, et plus il fuit par votre oreille droite le coquin (trop content de s’échapper de cette boîte crânienne minuscule qui lui sert de maison), moins vous avez envie de quoi que ce soit. A la fin vous finissez ménagère de moins de 50 ans (l’horreur absolue, à peine mieux que conducteur de moto-crotte).

Mais je ratais l’essentiel.

« Il ne s’agit pas de manque de courage ou d’ennui, mais réellement de plaisir, d’une réelle jouissance de se mettre en mode bouinage, déconnecté, sans horaire précis, et de changer d’activité dès que le vent pousse, puis de passer à rien faire, le rien consistant à observer un oiseau à travers la vitre, à boire un peu de silence, à se resservir un thé, à enclencher un CD dans la platine, à rêver », nous explique une ceinture noire de bouinage.

Bouiner est finalement une forme de poésie de l’alternance entre le rien et le tout, l’unique rempart avant le glandage absolu, avant la disparition programmée de vos derniers neurones encore actifs dans la machine à broyer méthodique et cathodique.

Bouiner

S’affairer plus ou moins nonchalamment, passer son temps à bidouiller ou à glander.

Pauvre erre, va bouiner ailleurs, personne n’écoute tes niaiseries. — (Natacha Diet et Laurent Maurel, Dange : théâtre, L'Harmattan, page 28, 2001)

L’origine de ce mot est mal connue, il semblerait que cela vienne de Normandie ou de Bretagne (en haut à gauche quoi, entre deux vaches et une crêpe). On m’a demandé récemment si cela avait un rapport avec le terme bouquiner. Comme on va le voir dans la suite de cet article, on peut lire en bouinant (ou l’inverse), la frontière est mince donc (un poil de ‘q’ et encore), le tout est d’être créatif, et ne pas faire que bouquiner. Mais revenons-en à la logique de cet article avant qu’il ne parte définitivement en couille.

J’ai découvert le bouinage assez tardivement, entre deux siestes, et sur les conseils de la professionnelle sus-citée de cette absence d’activité apparente.

A cette époque, j’étais en constante surchauffe, courant après plusieurs projets, voire plusieurs filles, le genre qui te pompe toute ton énergie – je parle des projets – et te laisse vidé en fin de journée, comme si ton cerveau avait été aspiré à la paille (ce qui n’est pas simple, la matière grise ayant tendance à faire des grumeaux).

J’ai assez vite compris que bouiner était un art qui ne pouvait être maîtrisé que par de rares personnes. En effet, pour atteindre l’état d’esprit introductif à la faculté de bouiner, il est nécessaire de se désolidariser d’une vision de la vie où l’on considère nos actes comme utiles ou servant un but quelconque. Une fois que l’on s’est débarrassé de la croyance selon laquelle on est sur Terre pour une raison particulière, ou – pire – qu’il existe un sens à la vie, le bouinage est à portée d’ennui.

Quelques règles pour bien bouiner :

ð      ne pas se fixer de limites : une heure, deux minutes, une journée, peu importe la durée, ce qui compte c’est la qualité

ð      n’avoir rien à faire : le principe est de ne rien produire d’utile (vous pouvez par contre – c’est même encouragé – faire des choses tout à fait inutiles).

ð      ne penser à rien : la pensée est antinomique à la glande, un vrai glandeur ne pense à rien, il absorbe, il vit, il respire du neurone (d’ailleurs, souvent, comme après une sieste, un excès de bouinage provoque une sorte d’illumination divine).

ð      être polyvalent : un bouineur faire plusieurs choses à la fois (c’est pourquoi ce sont souvent des femmes), il papote sur FB (le comble de l’inutilité, le rêve en somme (ha ha)), il lit une ½ page du dernier roman pas à la mode (le prendre bien vieux et bien inconnu, afin d’être sûr de ne pouvoir partager cette lecture avec personne), il rapièce une chaussette (enfin, disons qu’il prépare le fil et après, il oublie), il rêvasse, il pense à faire son repassage (mais ne le fera que le jour d’après), etc.

Ces quelques règles vous permettront peut-être – si vous faites partie des élus – à appréhender l’abandon le plus complet nécessaire et qui vous donnera accès à l’état d’esprit indispensable à la glande nonchalante.

Car le bouinage est antinomique à toute forme de productivité, le bouinage est le dernier rempart face à notre monde qui court à sa perte dans sa volonté absurde de produire à tout prix, oubliant en route solidarité et respect de la procrastination.

Alors, faites comme moi désormais. Dès que l’occasion se présente : bouinez, en vous disant que vous ralentissez la marche inexorable du monde, celle qui nous mène vers un enfer où nous serions tous les maillons d’une immense chaîne à briser l’humanité dans ce qu’elle a de plus sacrée.

Le bouinage est plus qu’une version noble de la paresse, c’est un art de vivre.

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