Soudain, Beyrouth

roberto-lapia

T’aurais dû virer Dieu. La poussière blanche brille dans les chantiers de tes rêves, je me suis trompé dès le début : j’étais assis sur le côté droit de l’avion, derrière la vitre opaque une nuit sombre et estompée, un halo qui pue les sanglots des morts vivants. Il faut jamais s’assoir sur le côté droit de l’avion quand on arrive chez toi, Beyrouth. Sur l’aile gauche, la lune brûle de vie, la ville s’enroule dans une feuille de vigne trempée d’arômes anisés d’arak et de menthe fraîche. Ventre ouvert, tête enlevée, reflet de longues nuées, images d’immense ciel, discorde, je me noie dans l’auréole crasseuse de tes intestins infectés, le jasmin se mêle aux bons offices du tabac, un fils de pute jordanien me sourit, l’haleine empoisonnée, dans ses yeux éclate le bruit sourd des dollars. Mais il est sympa, le salaud. Beyrouth, tu te fais toujours attendre : une attente de pois-chiches, de basilic, le vent souffle une odeur gagnante de cardamome, le chauffeur d’un tacot pourri se contente de s’étrangler avec une purée jaune foncé qui sent l’ail frais et l’échalote. L’houmous ici est une addiction divine pour les pires profanes. Et soudain, Beyrouth : salope. Es-tu ville ou masque ? Es-tu exil ou chanson ? T’aurais dû virer ton Dieu. Je me retrouve dans ce chaos organisé, le turquoise de la mer est bouleversant, pourquoi ton ciel est-il infini ? Il m’entoure comme un niqab transparent, je ne voulais rien comprendre, Beyrouth, et je n’ai rien compris. Il y a des questions qui n’auront jamais de réponse : l’on m’a dit que chez toi il n’y a pas de réponses possibles. J’aurais voulu savoir pourquoi autant de sésame partout, j’aurais voulu savoir pourquoi Jean s’appelle Jean, il est libanais, et il parle français avec une envergure russe. J’aurais voulu : demander à Nasri comment il fait pour avoir une savane de jais à la place de la barbe. J’aurais voulu : dévoiler tes étoiles encombrantes. J’aurais voulu : discerner entre Mira et le monde autour d’elle. J’aurais voulu comprendre pourquoi on brûle autant de pneus. J’ai tiré des mots sur la foule étourdie, j’ai été maronite, puis sunnite, puis chiite. Un temps, jadis, je fus athée. T’aurais dû virer tes Dieux. Je me suis vu effleurer, avec les paumes de mes bulbes, les seins penchants d’une serveuse ensommeillée de désir flétri, le café n’était pas filtré et j’ai avalé la poudre noire : il faut bien sentir l’amer dans la bouche. Et soudain, Beyrouth : sale traîtresse. Les décibels n’ont pas de limites, comme beaucoup d’autres choses  d’ailleurs. T’es anarchie compressée, t’es limite et infini. T’es un paradoxe écrasant. On peut pas te protéger, car tu ne dors jamais, tandis que ton âme assoiffée se réfugie dans les psaumes de la passion. Tes Dieux t’ont virée, Beyrouth. Le soleil crame la raison des gitanes qui te peuplent, de La Corniche à Achrafyeh, de Hamra jusqu’à Down Town, de Basta Tahta à Borj Hammoud, on poursuit tous le même mythe : un mythe qui a les yeux d’un oriental et le corps à l’ouest. Je m’enfonce dans la tendresse immaculée du labneh, il suffit de si peu pour tomber amoureux de toi, Beyrouth : il suffit de fixer ton regard désarmant, et de se laisser transporter par les décombres lucides de ses récits. Un fils de pute jordanien me serre la main, les dollars dans sa poche. Mais il est sympa, le salaud. Il y a une vie avant et après toi, Beyrouth. Ceux qui ne t’ont jamais vue sont condamnés à perpétuité. Ceux qui t’ont vue aussi. Au revoir, belle étrangère.

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