Tatouage à l'encre de chine
Alice Neixen
La lame dérape et laisse un long sillon comme une larme noire sur l'écran blanc.
Un rail de coke et la scène est en noir et blanc.
Les courbes du corps d'Amélie se floutent, sa bouche sourire dévore tout son visage. Ses épaules dénudées, invitent à glisser le long de son dos, courbure des reins, arrondi des fesses. A l'ombre de sa cambrure, déformée, une cicatrice incurvée comme une goutte. Un tatouage de ses larmes arrachées à ses yeux gris et posées à même sa peau qui a repris ses droits sur ses démons.
Amélie est modèle.
Elle a cette façon singulière d'enlever son t-shirt ample les bras croisés en attrapant l'extrémité au-dessus de ses cuisses. Elle lève les bras et sa nudité claque. Une fille qui n'a plus rien à prouver, et un corps aussi généreux qu'elle. Elle l'enlève à peine entrée dans la salle alors que d'autres se retournent timidement pour desserrer leurs peignoirs. Elle, elle est nue d'entrée de jeu, sans fards ni demi-mots, elle s'allonge à même le socle froid et englobe la salle dans un seul regard.
J'essaie de mettre toute la classe de cette fille sur une feuille avec de l'encre chinoise et il n'y a rien à faire, ça ne marche pas. Même son regard ne rend pas. Dessiner, c'est pour exorciser mais comment mettre hors de soi une fille canon qui n'y est pas ? On ne peut mettre que la frustration de ne pas savoir la rendre à elle-même.
Je lève la tête vers elle, m'arrête sur ses cuisses, son ventre, ses seins ronds. Elle me regarde fixement et ses yeux font un nœud de désir sur son sourire fébrile. Il me faudrait un verre pour franchir les quelques mètres qui me séparent de sa bouche, mais j'ai arrêté de boire il y a longtemps. La vodka ne soule plus, à force, c'est juste pour les picotements sur la langue.
Je voudrais me lever, et l'emporter.
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- Dessiner, c'est pour exorciser. Vous croyez vraiment à cette épitaphe ? demande un grand blond taillé dans un costard, derrière la vitre de la salle d'activités.
- Ça leur apprend à gérer l'imperfection et ce qu'ils ne peuvent pas faire. Ils sont face à leurs frustrations grandeur nature : renoncer à être à la hauteur.
Lui, il est petit et chauve, psychiatre de formation et de renommée dans une blouse blanche portant son nom. Docteur Rinchberg. Il répond aux questions de l'autre, patiemment.
- Avec Grégory Champlain, ça donne quoi ? s'inquiète le grand blond en montrant du doigt le jeune homme aux grands yeux agités.
- Le gars est accro aux neuroleptiques et aux drogues dures. Enfance déracinée, schizophrénie et pulsions destructrices.
Le petit chauve n'a pas besoin de cahier, il connaît l'histoire par cœur. Mais le grand blond enchaîne :
- Pourquoi il n'a pas eu un traitement de substitution comme les autres ?
- On a essayé. Il a eu deux arrêts cardiaques en moins de 48 heures, et la seconde fois il a pratiquement succombé.
- Comment le lien entre les deux a pu être démontré ?! C'est complètement irrationnel!
L'homme, aussi gris que son costard de marque, est dubitatif. Rinchberg se lance dans les explications cliniques :
- Pendant son second arrêt, les médecins lui ont injecté de l'adrénaline au-delà de la dose normalement prescrite et son cœur n'est pas reparti. La courbe sur l'électrocardiogramme n'a même pas frémi. Mort clinique totale. N'ayant rien à perdre, ils lui ont alors injecté directement dans une aorte un dérivé chimique dont la composition est proche de la cocaïne, mais décuplée.
- Et son cœur est reparti ? Comme ça ? Sur un shoot ?!
- Presque instantanément, oui. Au-delà du fait que ce soit une preuve de sa dépendance avérée, il y a autre chose. Il était toujours maintenu dans un coma chimique, pourtant il a immédiatement murmuré : « Amélie, il y a trop de couleurs, reviens ». Pourtant, son encéphalogramme ne montrait aucune activité cérébrale, seul son cœur était reparti, il était même encore sous assistance respiratoire !
- Et vous en déduisez que le dérivé chimique a ramené son cœur à la vie ?
- J'en déduis surtout que c'est l'illusion, alimentée par la drogue, qui le fait vivre.
- Cette Amélie n'existe pas ?
- Si, mais pas au sens où il l'entend. D'une certaine façon, elle est inexistante, pour lui.
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"Every song makes me think of you." Boy
Putain, qui a mis cette berceuse dans ma playlist ? Je me réveille en sursaut, le lit est vide, et la couleur des choses me brûle les yeux. Les draps sanguins, la lampe orange. Tu dis toujours que la couleur, c'est pour cacher le reste.
Qu'on colore c'qu'on a peur de voir. Que la vie, c'est mieux en noir.
Nouveau rail de coke, scène en noir et blanc. Mon cœur et mes poumons se calment. Dissonance de battements qui envahit l'espace. Mes pensées se perdent sans s'apaiser. Il n'y a plus ton odeur dans les draps, ni même ce débardeur transparent que tu laissais sous l'oreiller "pour les nuits où il faudra m'attendre". Il n'y a plus rien de toi nulle part, juste dans ma tête.
Sur la table de chevet, un bout de charbon gras.
"Moi je suis fou d'amour et toi mon assassine
Je brûle jour après jour des mots que tu dessines"
Une nouvelle ligne, tracée italique en oblique sur le mur blanc, d'une écriture rapide et tourmentée. Que des pointes, pas de courbes.
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Une ligne de plus, qui rejoint les murs scarifiés de sa cellule fermée à double tour. Derrière la vitre sans tain, Rinchberg sait que c'est l'illusion qui fait barrière à sa folie. Qu'il faut la maintenir pour préserver son équilibre psychiatrique. Que cette femme lui donne les mots qui s'émiettent en gravures pour le maintenir.
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"Amélie, viens me chercher..."
Mon dieu, je reviens sur Terre maintenant... et je me prends un TGV textuel en pleine figure. Quelle imagination, quel sens de la narration ! Du grand art ! Bravo ! Que dire de plus pour ne pas redire les compliments qui s'égrainent ?
· Il y a plus de 11 ans ·matt-anasazi
J'ai été happé par le récit. C'est fluide comme le fusain sur la feuille... mais ca chatouille le.nez comme la C. Tu mérites les acclamations des lecteurs. C'est construit et bien mené. Bravo.
· Il y a plus de 11 ans ·cerise-david
Pfffiouuu...
· Il y a plus de 11 ans ·Ah ben ouais évidemment !
C'est du grand Alice. C'est bouleversant, c'est intime et multiple.
Bravo tout simplement.
wen
Merci à vous tous pour tous ces compliments :) Je me sens encore plus honorée que vos textes étaient vraiment excellents, je rougis donc en silence ;)
· Il y a plus de 11 ans ·Alice Neixen
Magnifique c'est un régal. La description d'Amélie en entrée, la folie, la poésie, la drogue et c'est idée superbe que la couleur est le cache misère. Que du plaisir ! Merci. Victoire amplement mérité.
· Il y a plus de 11 ans ·hectorvugo
Bravo pour le choix de Bis pour ton texte. Largement mérité. Oui ma femme des idées noires vient hanter l'esprit du comateux qui jamais ne s'en remet. Et j'aime beaucoup le style. Maintenant à toi de nous faire jouer :)
· Il y a plus de 11 ans ·Stéphan Mary
Effectivement, ce texte est magnifiquement écrit, et j’aime l’image de cette Amélie. Une victoire amplement méritée avec ce très beau défi !!
· Il y a plus de 11 ans ·odepluie
Bravo,Great fus,ain,Canson,en grès de craie,hyper éole,éla,S,tic,(li,b,air,éé,Marie Jeanne,en ferme,on,zoo,Jean mar,inne,)encore Bravo,Bonne journée a vous,.
· Il y a plus de 11 ans ·Fil,Hip,Oohhh, 18 Rockin Cher
Alice, tu es proclamée "Coup de cœur" de Bis pour le défi !! Félicitations, c'est mérité :)
· Il y a plus de 11 ans ·rafistoleuse
Holala que c'est beau !!Bis, bon courage et Alice, vraiment c'est superbe !
· Il y a plus de 11 ans ·cdc
lyselotte
ça me transperce, ça me bouleverse. Plus que la femme des idées noires, c'est un texte qui a dansé sur mon regard ce soir. Amélie, c'est donc le nom de la femme des idées noires. C'est bien intéressant.
· Il y a plus de 11 ans ·Autant dire tout de suite que j'adore...
bis
Je me suis laissée happer par ton histoire ... J'ai aimé le symbole de la ligne qui marque le rythme et qui fait à la fois référence au tracé et à la drogue. Le parallèle dessin est juste parfaitement ficelé.
· Il y a plus de 11 ans ·Et puis il y a des phrases que j'aime tout particulièrement, l'image des couleurs est vraiment belle.
Bref,j'ai adoré !!
rafistoleuse
Ah non non non bien au contraire, j'imagine bien que t'avais pas l'intention de copier quoi que ce soit. Je trouve justement que c'est ça qu'il y a de marrant, de voir qu'on ait pu aborder le sujet dans un angle similaire. Moi ça me fait juste penser qu'on pourrait s'entendre d'un point de vue littéraire !
· Il y a plus de 11 ans ·J'ai oublié de dire que j'avais beaucoup aimé l'idée du tatouage/dessin, d'ailleurs, j'ai trouvé que c'était une belle métaphore à ce fameux amour imaginaire.
(Et merci pour le compliment, en passant, je l'avais pas vu venir ^^)
octobell
Merci Octobell! Vu la qualité et le talent qu'il y a dans ton texte et celui de Mélanie, je prends ce compliment très à coeur :) En fait, j'étais partie sur le dessin, sur une relation, un côté drogues aussi, et puis c'est ce qui est sorti. J'espère que ça ne sonne pas trop comme une copie de vous à la lecture, ce n'était pas du tout mon intention !
· Il y a plus de 11 ans ·Merci merci merci :)
Alice Neixen
Merci Octobell! Vu la qualité et le talent qu'il y a dans ton texte et celui de Mélanie, je prends ce compliment très à coeur :) En fait, j'étais partie sur le dessin, sur une relation, un côté drogues aussi, et puis c'est ce qui est sorti. J'espère que ça ne sonne pas trop comme une copie de vous à la lecture, ce n'était pas du tout mon intention !
· Il y a plus de 11 ans ·Merci merci merci :)
Alice Neixen
Oh j'aime bien l'image, tiens ! Et c'est marrant comme un même sujet peut créer autant de disparités que de similitudes. En lisant ton texte, j'pense un peu au mien (la construction par flashes, l'incrustation d'une chanson, l'amour imaginaire que tu as d'ailleurs bien mieux amené que moi je trouve), et un peu à celui de Mélanie (le sujet psychiatrique... presque si je voyais pas vos deux textes comme une continuité).
· Il y a plus de 11 ans ·En tout cas, j'adooore comment la folie se révèle avec subtilité dans ton texte, j'aime vraiment ce que tu as fait !!
octobell