Une démonstration fumeuse

grenouille-bleue

J'veux pas aller à ce dîner
J'ai pas l'moral, j'suis fatigué
Ils nous en voudront pas
Allez, on n'y va pas

 

Chanter du Benabar n'y avait rien fait. Ma femme avait insisté, c'était important de montrer de la convivialité avec les relations de travail, et tu verras que Jacques est un homme charmant, et puis sa femme est adorable, et puis regarde leur maison comme elle est magnifique, et puis un jardin, c'est bien un jardin, leurs enfants peuvent se dégourdir les jambes, eux.

Le dîner n'avait pas encore commencé que je me sentais déjà déprimé. Tous attablés en extérieur, nous profitions de la disparition progressive du lourd soleil de juillet et, avec lui, des températures insoutenables de la journée. Jacques était certainement adorable, avec son air de vieux beau sur le retour et ses rouflaquettes  hors de propos, mais il se révélait surtout incroyablement prétentieux.

Les impôts ? Trop élevés.
Les chômeurs ? Trop fainéants.
Les étrangers ? Trop nombreux.
La guerre ? Trop cruelle.

Puis il se lança dans une nouvelle diatribe. Savoir comment il était passé des enfants-soldats en Afrique à la situation de la France me dépassait, pourtant il était là à pérorer, fourchette levée au-dessus de sa viande, les joues colorées par le vin rosé.

- On est bien d'accord, ce qui ne va pas en France, hein, c'est l'économie ! L'é-co-no-mie ! Et pourquoi elle ne va pas bien, l'économie ? A votre avis ?

Un concert de haussement d'épaules lui répondit, mais cela ne parut pas le refroidir.

- Je vais vous le dire, moi. A cause du trou de la sécu ! Eh oui, ce fameux trou, tout le monde en parle, tout le monde veut le boucher, mais les gouvernements s'y cassent les dents ! Mais bien sûr ! La droite, la gauche, pareil, et c'est normal ! Tant qu'ils auront pas les cojones, excusez-moi mesdames, de s'attaquer au problème principal, c'est à dire les fumeurs ! Oui, les fumeurs !

Je fronçai les sourcils. Dans la poche de ma veste, le poids de mon paquet de cigarettes se fit soudain sentir.

- Comment ça, les fumeurs ?

- C'est pourtant évident ! Un fumeur, c'est quoi ? Un mort en sursis ! Ca se flingue les poumons, ça attrape toutes les maladies qui passent et ça finit par mourir du cancer. Et qui est-ce qui paie pour ces soins ? Nos impôts, donc nous, voilà qui. A chaque fois qu'on voit un fumeur dans la rue, c'est notre argent qui part en fumée. Et je ne vous parle même pas de l'odeur.

- Le bruit et l'odeur, souris-je. Ca me rappelle vaguement quelque chose.

- Oh, vous voyez très bien ce que je veux dire ! Dans "fumeur", il y a "fu", mais enfin il faut admettre qu'il y a surtout "meurs" !

Je hochai la tête. 

- Vous êtes en train de parler économie. Savez-vous combien rapportent les taxes sur les cigarettes à l'état ? En gros, bien sûr.

- Je n'en ai pas la moindre idée. Vu le nombre de clients, je pense que ça doit être un gros chiffre, plusieurs centaines de millions d'euros, non ?

- Dix milliards d'euros.

Je savourai le silence, content de mon effet. Je le tirais d'un magazine économique que j'avais lu dans la salle d'attente de mon dentiste, comme quoi les problèmes de plombage permettent également de se cultiver. Je n'étais pas sûr qu'il soit encore d'actualité (après tout, il conservait des numéros de Science et Vie datant de 2002) mais cela suffisait pour donner du poids au débat.

Jacques chancela un instant.

- C'est une sacrée somme, admit-il.

- On peut le dire. Et cela tombe assez bien, en fait, puisque le trou de la sécurité sociale dont vous parlez se montait lui aussi en 2008 à dix milliards d'euros.

- ...à cause du poids des cancéreux et de tous ces fumeurs malades !

Je fis mine d'acquiescer, la voix gluante de sarcasme.

- Oui, ces salauds de cancéreux, en effet, qui sont bien trop nombreux à polluer nos hôpitaux. Admettons qu'ils soient responsables du moitié de ce déficit, soit cinq millards, d'accord ? Aujourd'hui, un français sur trois fume. Si demain ils sont deux sur trois, nous avons peut-être cinq milliards de déficit en plus, mais également dix milliards de recettes. Au final, nous gagnons cinq milliards, nous sommes d'accord ?

- Mais...

- Et si toute la population fumait, continuai-je, implacable, alors le déficit serait entièrement résorbé, et nous pourrions même dégager des bénéfices pour aider notre économie.

- Vous n'essayez tout de même pas de dire que...

- J'essaie de dire que fumer devrait être un acte patriotique. Messieurs, en fumant, nous sauvons la France.

Tout en parlant, je sortis mon paquet de clopes et m'en vissai une aux lèvres. Mes calculs étaient faux, bien entendu, de la simple poudre aux yeux jetée au visage d'un imbécile trop orgueilleux. S'il prenait le temps d'y réfléchir, il verrait rapidement le défaut du raisonnement. Mais c'était l'ennui avec ces gens-là: réfléchir ne leur venait pas facilement.


Je pouvais voir le regard furieux de ma femme, à ma droite - le retour en voiture serait long.

Pourtant, cette cigarette avait un goût de triomphe.

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