Victor Dubrownick

Manou Damaye

 Vanves, 19h08, un homme entre deux âges vêtu d’un vieux trench qui en a vu de toutes les couleurs, pousse la porte du bar tabac le « Rendez-vous », au 23 de l’avenue Victor Hugo. Si ce n’était la vivacité de son regard, il pourrait faire parti des passe-murailles. Il se dirige vers la caisse où il échange quelques mots avec le patron, Mr Louis.

 -Alain, quelqu’un pour toi !

 Alain, c’est moi, le barman, « un rouquin inodore » comme dit  Mr Louis. C’est surement pour ça qu’il me garde depuis deux ans. Peut être aussi parce qu’à nous deux, on aurait pu faire une première ligne de rugby, moi comme talonneur, lui comme pilier.

 Quelqu’un pour moi ? En venant vers le comptoir, j’ai tout de suite vu que c’était un flic. En guise de présentation, l’homme passe-muraille me met sous le nez une carte barrée du ruban tricolore.

- Inspecteur Girond,  Mr Alain Delcroix ?

- Oui, c’est moi !

- J’ai besoin de votre témoignage sur la disparition de Mr Victor Dubrownick !

 Un coup d’œil à la pendule qui trône entre le Martini blanc et le rouge, histoire d’évaluer mon champ de manœuvre.

- Je finis mon service dans 20mn, puis je suis à vous.  Installez-vous !

-Je vais rester au bar

Ponctue passe-muraille en se fichant sur un tabouret comme l’aigle sur son perchoir.

  J’embarque mon plateau chargé à bloc. Inspecteur Girond, ça c’est un coup du sort ! Je me demande où ce fouille merde en est de son enquête ? Primo, revoir les trois règles du clan !  Faire parler l’adversaire, ensuite flairer son haleine, ses odeurs, comprendre ses instincts, ses peurs. Victor nous disait : « Si t’as la trouille au ventre, mange de la réglisse sinon t’es un homme mort. Ces odeurs là ne mentent jamais ! » Puis faire le bilan, viser juste, lui faire gober n’importe quoi en lui racontant des racontars. 

Une bande d’étudiant envahi le café. Girond ne me quitte pas des yeux.

 Si je connais Victor Dubrownick ! La famille Dubrownick, c’est tout une histoire.  Les parents étaient instituteurs, le père s’occupait des CM2. Les grands disaient : « V’là Belphégor, couic, t’es mort » et pour la mère, c’était : « Belphégor lui a fait son sort !» Tout ça parce qu’elle était souvent absente, elle s’occupait des CE1.

  Victor, nous… non je le connais, oui c’est ça, j’avais six ans et demi, je venais de rentrer à la grande école.  A cette époque j’aurai préféré rester chez les petits ! Mon frère, Laurent, était en CE2 avec Melle Lagrange ;  J’étais son souffre douleur, c’est comme ça qu’il montrait sa puissance et se faisait respecter des autres. Faut dire que notre père était le Mr maire de St Girons. Il avait été élu un mois après la naissance de Laurent. C’était le fils prodige, il misait sur son avenir. Pour moi ? Il voulait une fille. Mon frère me faisait des crasses de coquelet, il m’appelait « le rouqmoute », ça les faisait tous rigoler. Sauf Victor !

 Un jour, à la récrée de 15h, Laurent est monté sur le mur des WC pour voir ce qu’il y avait sous la jupe des filles. J’avais toujours un œil sur lui pour ne pas en prendre une par derrière. C’est là que j’ai vu Victor bondir sur le rebord, derrière lui. L’image était belle, j’aurai voulu qu’il bondisse sur mon frère et le tue ! Ca ne c’est pas passé comme ça !  Je ne sais pas ce qu’il lui a dit, j’ai vu mon frère se retourner brusquement puis battre des ailes et disparaitre. Le tigre, d’un bond est venu nous rejoindre dans la basse cour. A ce moment, un vol d’avions militaire a déchiré le ciel, on s’est tous bouché les oreilles. Personne n’a entendu les cris du coquelet qui s’était brisé les os, une patte enfoncée dans la cuvette de la chiotte à 15h20. Bien sur, mon frère a accusé Victor en jurant qu’il l’avait obligé à monter sur le mur. J’ai dit que c’était faux, Victor était en train de m’échanger des billes, un calot pépite contre deux chinoises et un berlon.

  J’avais trouvé mon protecteur même si je savais que j’étais trop petit pour être son ami, d’ailleurs Victor était plutôt du genre solitaire. Depuis ce jour, j’ai pris plaisir à le suivre. Je me cachais assez loin derrière lui pour qu’il ne me voit pas, j’imaginais  qu’on jouait ensemble, surtout quand il venait faire des ricochets sur la rivière. Je comptais les rebonds. Quand je ne pouvais pas suivre le caillou des yeux, c’est lui que je buvais du regard. Un squelette et des tendons, prêt à jaillir au moindre bruit, on aurait dit qu’il avait des yeux tout autour de la tête. Peut être parce que le droit était bleu acier et le gauche gris métal, à moins que ce ne soit le contraire, je veux dire,  pour l’acier et le métal, pour les yeux j’en suis sur ! 

Retour au comptoir. Passe-muraille citron. Je lance me lance :

- Donnez-moi un Monaco !

 L’inspecteur attaque la soirée, ça veut dire que c’est la  fin du service ! A moins qu’il  ne bluffe. Je propose avec négligence.

-Je force sur la grenadine ?

 La grenadine, ça me rappelle l’eau de la rivière les mardis et jeudis à St Girons. L’abattoir était au bout de la rue où donnaient nos salles de classes. Même l’hiver, fenêtres fermées, quand les camions à bestiaux passaient, on entendait au-delà du bruit des moteurs et des pneus sur les pavés, les hurlements  des bêtes, mais le plus entêtant c’était ces odeurs animales qui arrivaient à se faufiler partout, jusque dans notre sommeil.

 Il y avait deux paris à l’école, le premier se faisait dans la classe, au passage des camions. Il fallait trouver la nature des arrivants. Des bouts de papiers déchirés circulaient à vitesse grand V entre les pupitres, l’instit fermait les yeux et parfois donnait son avis.  Le deuxième, se faisait à la sortie ; quelle serait la couleur de la rivière ? Le sang des bêtes égorgées s’y déversait. En fonction du nombre de camion, de l’heure de la mise à mort, de la saison, l’eau du Salat passait de grenadine à rose dragée.  A cette époque, tout ça me dégoutait. 

L’inspecteur, l’œil vissé sur son verre n’en perd pas une goutte.

-Stop, c’est bien comme ça, sinon on perd le gout de la bière.........

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