Bribes autobio : et maintenant ?

Léo Noël

Je pense être fâché. Et par je ne sais quelles expressions de l'absurdité, c'est à vous Florence, que je vais exprimer ce mécontentement. Vous remarquerez également que certains états de mon esprit engagent le vouvoiement. Ici c'est l'énervement, mais parfois la concupiscence est maîtresse des seconds aux pluriels, veillez à ne pas vous méprendre.
Alors voilà la raison de ma colère.
Je ne vous apprends pas que je suis célibataire. Vous vous douterez aussi, par juste logique, qu'avant d'atteindre cet état de solitude entropique, j'étais accompagné régulièrement d'une femme, que j'ai aimé à ma manière. Bien sûr, la rupture apporte quelques changements, ainsi qu'une période d'inaccessibilité amoureuse (pour ma part, cela aura duré un peu moins de deux mois). Me voilà donc alors tout disponible, et c'est assez naturellement que je me suis préparé à l'éventualité d'une rencontre. Concrètement, vous savez comme moi que cela passe aussi par l'achat de matériel de protection, sans lequel je pourrais me réveiller à 45 ans, avec trois fils et deux filles de mères inconnues, qui auront fait de leur vie une mission de retour paternel dont je me serais bien passé. Un peu comme on cotise à la retraite, il faut investir, dès le plus jeune âge, et assurer ainsi, la stabilité morale du vieux que nous deviendrons.
Plus concrètement, je me rends en pharmacie pour acheter des préservatifs. Première stupéfaction : alors qu'un premier tour parmis les rayons ne me permet pas de trouver le produit recherché, je sens deux blouses blanches qui jettent des regards en ma direction. J'ai de la chance, car les blouses sont assaillies par des clients aux demandes trop banales (ibuprofène ? Est-ce que ça attaque l'estomac ? J'ai des problèmes de digestion, ça doit être le froid et la pluie). J'évalue l'état des discussions et considère que je peux prendre le temps d'une deuxième ronde d'observation. A noter, que cette fois-ci, mes genoux sont plus tendus, peut-être même que je boite, dans l'idée de rester seulement au pas de la marche, mais accélérer toutefois. Ne pas tomber dans la course, je ne suis pas encore un voleur. Nouveau vide.

Une autre pharmacie se trouve quelques mètres plus loin, je sors donc précipitamment du magasin.


Je vous laisse, Florence, le temps de vous soumettre à ce constat : pas de préservatifs dans une pharmacie. Des engagements militants se défendent en moi. Comment cela est-il possible ? Peut-on envisager un patron intégriste d'un catholicisme trop fécond ? De nouvelles lois ont-elles interdits l'exposition indécente de l'outil sexuel par excellence ? Je m'imagine m'engager illico dans les planning familiaux et lutter contre des démons, golems de sperme, dont les particules se transforment en tyrans du désir.


La deuxième pharmacie est minuscule. Depuis une grande vitrine de genre très à la mode, avec une application méthodique à l'épuration des rayons, il m'est assez facile de voir que je ne vais pas trouver ici non plus, l'objet de ma recherche. J'engage ma mémoire. Elle me dit se souvenir que des rayons du magasin de St Christoly m'ont eu dépanné par le passé. Alors que le pharmacien (très jeune, dans sa boutique encore plus jeune, avec le sourire de ceux qui découvre leur premier bilan financier avec la promesse qui leur avait été faite : la pharmacie, ça rapporte grave !) se lance vers moi pour me demander ce que je désire, je lui tourne mon dos et m'enfile vers la sortie.


Vous devez comprendre, Florence, que mes exigences en matières de latex, sont assez précises. Je ne pense pas avoir de problèmes de dignité à aller demander à un pharmacien de me trouver de quoi m'ébattre, mais j'imagine beaucoup plus mal lui expliquer mes préférences, cette marque plutôt que celle là, et les parfums, et les tailles, et l'épaisseur etc... L'offre est complète, et envisage toutes les préférences possibles, mais ce n'est pas l'affaire d'hommes et de femmes avec qui, vraisemblablement, je ne ferai jamais l'amour.


Ma quête me conduit donc dans un supermarché à St Christoly. Après une légère déception en arrivant près des caisses, ancien emplacement des imperméabilités amoureuses, je me rend vite compte que le magasin a changé ses rayons, et trouve enfin les objets, rangés par douzaines bien enfermées, à coté des pansements et de l'arnica. Il faut croire que pour certains, l'amour, ça fait mal.


C'est à ce moment, Florence, que la colère m'a pris, et je m'excuse par avance du ton que mes phrases vont emprunter.


9€78 la boite ! Je relis le prix une ou deux fois, mais ça ne change rien. Je me souviens avoir trouvé ça cher auparavant. Jamais autant que ça. Mais qui sommes nous ? (Je prends la boite et commence à marcher dans les rayons) Nous sommes des vaches au lait de l'amour, des vaches à sperme ? Je paye pour être présentable, je paye ma connection internet pour avoir une chance de faire des rencontres depuis chez moi, je paye des verres en soirée, pour que l'on m'accorde quelques secondes d'écoute, mon regard paye tous les jours ces publicités ou les femmes sont des objets, je paye d'ailleurs ma redevance télé, je paye des services publics pour que l'on puisse avorter quand des erreurs de jeunesse ont été faites. Je paye l'amour tous les jours de ma vie, pour qu'on m'accable finalement d'un 9€78 si concret (je déballe le blister de la boite, en regardant le prix des panzanis, qui lui aussi à augmenté, adieu les images de la belle et du clochard, vous n'avez plus les moyens). Alors attention Florence, je prends ici la position de l'homme que je suis, mais je reste conscient que la femme se retrouve face aux mêmes dépenses (sinon + encore) pour assurer ses rencontres. Je repose la question : mais qui sommes nous ?
Des prostitués.
Et la société qui se rend blême devant les couples qui se séparent, et les enfants qui ne respectent plus leur corps et s'adonnent aux plaisirs horizontaux (quoique l'angle n'est pas toujours juste...).


Florence, je suis fâché, mais pour tout vous dire, j'ai peut-être envie de vous.

Léo

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