Blanche et la petite mort

sophie-dulac

Blanche et la petite mort

Elle s'appelait Blanche, elle n'avait jamais aimé ce prénom.

Elle s'appelait Blanche et malgré tout elle portait bien son nom.

Petite et frêle, les traits doux et discrets, de beaux yeux noisette clairs et francs, elle avait gardé sa chevelure indisciplinée qui tombait en kyrielle de boucles sur ses épaules. L'argent mouchetait sa tignasse et accrochait la lumière et les regards. Elle assumait ses soixante quinze ans et gardait en toutes circonstances le port altier. Il n'y avait pourtant ni orgueil, ni arrogance dans ses manières juste de l'élégance mais aussi de l'intrépidité et une bonne dose de liberté.

Elle s'appelait Blanche et gardait secrète une dépendance aux plaisirs de la chair. Quand tant d'autres vieilles dames se drapaient d'indignité, sortaient les missels, les outres d'eau bénite et les chapelets pour tout ce qui avait trait au sexe, Blanche n'avait pas encore fait de croix sur le plaisir sexuel.

De bonne constitution, elle aimait faire l'amour. Elle avait eu la bonne fortune d'avoir un époux toujours enclin à profiter des joies du devoir conjugal.

Hélas le cancer lui avait enlevé Edmond, son compagnon. Si d'aucuns pensent que la libido décline avec l'arrivée de la carte vermeil et du veuvage, Blanche éprouvait toujours du désir et de l'envie et était malheureuse de ne plus pouvoir assouvir ce besoin qu'elle pensait tout naturel.

Elle s'accommodait de la solitude, la lecture et son club de belote occupaient ses journées, mais elle s’habituait de moins en moins à cette espérance brûlante, à ce feu inassouvi. Elle en avait assez de laisser le printemps sous cloche.

Il lui fallait trouver un partenaire avant que sa mélancolie s’accroisse ou pire qu'elle se mue définitivement en aigreur.

Bien évidemment le club de belote constituait son terrain de chasse privilégié, les quelques rares joueurs de la gent masculine y régnaient comme des coqs sur une basse cour. Elle eut quelques flirts mais elle n'aimait pas les manières brusques de ces vieux diables et puis elle doutait de leur virilité. Les trente années de complicité avec Edmond la laissaient assurément insatiable mais elle admettait que leur endurance réciproque sur ce terrain là provenait aussi d'années d'apprivoisement et de tendresse.

Elle ne savait pas si aujourd'hui elle serait capable de réveiller la libido de vieux loustics polissons sans doute davantage dans leurs verbes que dans leurs prouesses.

Un beau matin d'avril, Blanche prit le bus 38 jusqu'à l'arrêt rue Saint Martin. Elle rentra dans la boutique au numéro 17 estampillée en belles lettres blanches sur fond bleu « Passage du plaisir ».

Une vendeuse blonde peroxydée à la poitrine vertigineuse vint lui faire l'article nullement impressionnée par l'âge de ce nouveau prospect ce qui conforta Blanche dans son dessein.

Elle choisit un phallus en silicone de taille modeste au gland apparent bien campé, noir. Blanche ne fantasmait nullement sur les hommes de couleur mais cette teinte café au lait lui rappelait les petits déjeuners coquins avec Edmond, elle ne digérait plus aujourd'hui malheureusement le breuvage que lui servait au lit l'amoureux comblé.

La vendeuse au demeurant fort sympathique la renseigna sur la fonction «vibromasseur», le chargement des piles et l'entretien. Blanche acheta un gel lubrifiant sans parfum ne supportant pas l'effluve entêtante irrespirable des arômes de synthèses, consentit à ouvrir un compte fidélité puis elle glissa son reçu sous sa carte de Sécurité Sociale en s'assurant bien de donner l'appoint. Elle mit ses achats dans son cabas et sortit décidée à profiter des premiers rayons de soleil du printemps. Elle s'offrit un Darjeeling et une religieuse au chocolat sur une terrasse et attrapa, à petits pas, un bus à l'arrêt suivant.

Certains soirs quand ses douleurs d'arthrose la faisaient moins souffrir, après une camomille emmiellée, Blanche sortait la vieille boîte à bijoux de sa mère, au creux de ce coffret était conservé précieusement sur du papier de soie son compagnon intime.

Elle se couchait alors nue dans ses draps en fil de lin d'un autre siècle et procédait au même rituel.

Elle prenait son godemiché, l'enlaçait et l'embrassait, lui susurrait quelques vers « Embrasse-moi, baisse-moi, serre-moi / Haleine contre haleine, échauffe-moi la vie / Mille et mille baisers donne-moi je te prie / Amour veut tout sans nombre, amour n'a point de loi *».

Puis elle actionnait le tendre vibrato du phallus, se caressait délicatement les joues, le cou puis le torse. Quand la pointe de ses petits seins se dressait, les exquis vrombissements descendaient frôler son clitoris, puis tout doux, par de graciles oscillations, elle laissait le sexe faire son chemin.

« En vivant presse-moi de tes lèvres de roses / Bégaie, en me baisant, à lèvres demi-closes / Mille mots tronçonnés mourant dans mes bras *»

Enfin, gonflée de plaisir et de volupté, Blanche s'endormait alanguie.

La Grande Faucheuse pouvait toujours venir, elle avait joui sans entraves, elle avait joui tout son soûl de Ronsard et du printemps.

* Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, 1578

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