Chassé-croisé
Elsa Saint Hilaire
Chassé-croisé
Il y a des gens que tout sépare ; l’origine, la culture, la religion, les moyens financiers, que sais-je encore… Ginette et Archibald en faisaient partie.
Après avoir poussé plus vite que du chiendent entre les pavés disjoints d’un passage oublié du haut Belleville, à une époque où la feuille de menthe et le couscous n’avaient pas encore succombé aux effluves des nems et du nuoc mam , la famille de Ginette avait été boutée hors de la capitale faute de moyens financiers adéquats pour résister à la hausse des loyers. Au nadir de l’échelle sociale, deux barreaux les séparaient du bitume. C’est dans le bas Fontenay que la famille s’était retranchée dans un HLM, habitat lézardé et moche, comme l’avait baptisé le père de Ginette, cheminot syndiqué, athée, esthète du dimanche et salarié tatillon sur les horaires, déformation professionnelle d’une époque aujourd’hui révolue. Un CAP de secrétariat commercial en poche et un gros coup de bol avaient permis à la jeune Ginette de rentrer dans la Société Kodak à l’âge de vingt ans. Plutôt que de courir les jobs, à l’heure des encore « glorieuses », elle avait assuré le sien. Quarante ans dans la même boîte, souffrant en silence les restructurations successives, les changements de patrons, elle avait fait partie des meubles au même titre que le siège de moleskine qui déménageait avec elle à chaque changement d’affectation dans la société. On ne l’avait jamais vue jeter un coup d’œil à son bracelet montre, dire un mot de reproche à quiconque, prendre une seule journée de congé maladie. Elle était restée célibataire et ses économies lui avaient servi à gâter ses neveux et ses nièces. Discrète à la limite de la transparence, la retraite l’avait cueillie à la surprise de tout le monde, y compris la sienne. Ginette partait, le Kodachrome en fit de même, l’Eldorado de l’argentique entamait sa phase terminale.
Archibald était né coiffé, dans une grande famille bourgeoise, sise dans le 7ième. Au zénith de l’échelle sociale, deux barreaux les séparaient de l’opulence. Deux barreaux que le père d’Archibald, déjà rentier, catholique traditionnaliste convaincu et proche de l’Ecclesia Dei, était néanmoins prêt à franchir via la réussite exemplaire de son fils qui fut dument envoyé faire ses humanités en contrées protestantes, d’abord en Angleterre puis aux Etats-Unis, à la Rochester University. D’excellents résultats et la fréquentation assidue de l’Alpha Delta Phi fraternity , passage obligé de la réussite, scella son avenir. Il est vrai également que lorsqu’il ferra au bout de son hameçon la nièce de Gerald B. Zornow, futur président de Kodak, certains mauvais esprits, aux synapses tordus, le traitèrent d’opportuniste. Quarante ans dans la même boîte, souffrant en silence les nominations les plus variées dans des pays au climat parfois gluant, jusqu’à ce qu’on lui confie la direction de la filiale française, Archibald avait fait partie des meubles au même titre que ceux en loupe de citronnier qui déménageaient avec lui à chaque nouvelle mission. On ne l’avait jamais vu autrement qu’habillé en Cerruti, qu’au volant d’une grosse cylindrée, et ne déjeuner ailleurs, une fois revenu en France, que chez Maxim’s. Il n’avait jamais eu d’enfant, raison pour laquelle sa femme l’avait quitté et pilier d’une entreprise qu’il considérait comme sa seule famille, il avait converti tout son patrimoine en actions. Funeste erreur! Lorsqu’il prit sa retraite, ses plus proches collaborateurs et ennemis jurés réclamaient depuis longtemps en loucedé son scalp pour n’avoir pas anticipé l’arrivée du numérique. Archibald partait, la boîte était déjà au bord de la faillite.
Ginette avait gardé une peau de jeune fille avec juste ce qu’il faut de légères touches de poudre pour lui donner le velouté de la pruine sur une grappe de raisin. À petits pas elle se dirigeait maintenant vers le banc au fond du parc d’où la vue sur deux chênes centenaires était imprenable.
Archibald avait le teint cireux, indice d’une maladie qui rongeait ses entrailles, mais le regard était encore vif et d’un bleu de cyan. À petits pas il se dirigeait maintenant vers deux chênes centenaires d’où la vue sur un petit banc de pierre, au fond du parc était imprenable.
Trois cents mètres séparaient Ginette d’Archibald, autant dire, un gouffre, une distance incommensurable. Ayant cotisé à la même caisse de retraite, leurs chemins se rejoignaient en bout de course, là, aux confins de la Seine et Marne, dans une bâtisse sans charme et ce, sans aucune chance de volte-face, aurait dit Ginette, de palinodie, aurait dit Archibald.
Aussi quand leurs regards se croisèrent c’est d’un même élan qu’ils levèrent la main pour un tendre et timide salut amical.
Merci à vous... ;-)
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Texte à la fois tendre et riche en émotion. Moi aussi j'ai flashé sur Kodak. Bravo Elsa.
· Il y a plus de 12 ans ·valjean
Merci Mireille... Santé! je trinque avec vous sans pb! ♥
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Je vous découvre et m'en réjouis. La plume alerte, le mot bien envoyé et des personnages croqués avec autant de réalisme que de tendresse. Vous écrivez sec, comme on dit de quelqu'un qu'il boit sec! A la bonne votre !
· Il y a plus de 12 ans ·Mireille Roques
Merci Mystéria!!! ♥♥♥
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Merci Eaven, rien à ajouter... sauf bienvenue!
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
très très beau! bravo!
· Il y a plus de 12 ans ·Karine Géhin
Merci Reve pour la recommandation. Tu sais comment me prendre.
· Il y a plus de 12 ans ·Tout ce que j'aime, écrit simple mais élégant. Des émotions des digressions et un témoignage. Suis comme le poisson Chloé dans sont bassin. Merci pour ce très joli texte elsa.
@A. Roubignolles : Tu en as lu beaucoup des Zarlequin ? Parce que moi, un paquet ! Et j'ai vu rien à comparer. Je me demande si les gens qui font des références pas trop sympa à Arlequin en ont lu ? Une thèse que je pourrais faire dessus. Déjà la fin : très différente, dans Arlequin ils habiteraient le chateau de Caux D'Ac et se seraient mariés il y aurait deux jours ! Non rien à voir.
eaven
... ♥♥♥... pour des fins abominables... j'ai déjà donné sur ce site, mais promis, je t'en réserve d'autres ;-)))
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Le talent ne se mesure pas forcément à ce qu'on raconte, mais à la façon dont on le raconte. Pas vu un seul cliché, moi... Personnages décrits à la perfection, ambiance bien sentie ; texte réussi, quoi. Même si je préfère les fins plus abominables !
· Il y a plus de 12 ans ·le-fox
Merci Zinkannie ;-)
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
J'aime beaucoup ces personnages; tellement vrais.
· Il y a plus de 12 ans ·zinkannie
Merci Freddie♥♥♥... pfffiou
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
J'ai déjà aimé sur le pont du Jetons l'Encre, je ne me dédis pas et te colle un CDC !!!
· Il y a plus de 12 ans ·Isabelle Revenu
pas faux Marcel et constructif... ;-) je corrige
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Atmosphère...Est-ce bien engeance?
· Il y a plus de 12 ans ·Marcel Alalof
Oui... c'est très fin Mathieu et très original... personne n'y avait pensé... mdr
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
je trouvais intéressant de faire se croiser deux destins aussi opposés et ce, sans référence à la lutte des classes... et de nostalgiquement rendre hommage à l'argentique au passage, mais chacun y lit ce qu'il veut ;-))) quant à la collection Arlequin... il faut déjà réussir à y être publié... Merci Arthur
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
On dirait une histoire de la collection Arlequin, tout y est, le rapprochement des classes sociales aura t-il lieu grâce à l'amour? On pressent qu'Archibald va avoir des ennuis de santé, mais Ginette va le sauver, vite la suite! (Au fait, Kodak, c'est pour les clichés?)
· Il y a plus de 12 ans ·arthur-roubignolle
Merci à LG du partage, c'est en effet une belle écriture.
· Il y a plus de 12 ans ·junon
Très beau ce texte, belle écriture
· Il y a plus de 12 ans ·reverrance
Merci Mathieu... Ginette, prénom d'une autre époque mais mis en chanson aussi par Beau Dommage: http://www.youtube.com/watch?v=xfZGxupOa1U
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
LG... ♥♥♥
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
j'ai lu, je me suis retrouvée ailleurs...C'est bon ces mots qui entament leur chemin...Je ne sais quoi dire si ce n'est ...MERCI
· Il y a plus de 12 ans ·lg0