fable d'aujourd'hui

Karine Géhin

Il était une fois un petit garçon nommé Paul, qui vivait avec ses parents dans un immeuble de douze étages. Un immeuble tout moche, tout vieux, avec un ascenseur toujours en panne, mais un immeuble dans lequel se concentrait toute sa vie.

Il était très sage, et travaillait bien à l'école. Depuis toujours premier de sa classe, il était la fierté de ses parents.

Son papa, qui trimait comme une bête de somme tous les jours à l'usine, disait de lui: "On en fera quelque chose de ce gosse! Il ne finira pas comme moi, à faire les trois huit pour un salaire de misère!"

Sa maman, qui faisait le ménage chez des gens riches mais pas pour autant courtois, disait de lui: "On en fera quelque chose de ce gosse! Il ne finira pas comme moi, à faire le larbin pour des gens qui ne le respectent pas!"

Paul, à sept ans, savait déjà tout ce qu'il y a à savoir de la vie. Un jour d'ailleurs, la maîtresse avait posé la question existentielle.

— Les enfants, est-ce que l'un d'entre vous sait ce que veut dire le mot "vie"?

Paul avait levé le doigt, comme toujours, et l'institutrice, confiante, lui avait donné la parole.

— La vie, c'est la merde.

Ce qui lui avait valu de ne pas avoir le droit d'aller en récréation pendant une semaine et un mot dans son cahier à faire signer par ses parents. Il n'avait pas compris. C'est pourtant ce que son père et ses amis disaient tous les vendredi soirs quand ils se retrouvaient pour parler de la "politix". Ses parents avaient lu le mot de la maîtresse, et Paul s'attendait à être privé de télé ou de vélo, mais il n'avait, encore une fois, pas compris, car son papa et sa maman s'étaient mis à rire et son père avait signé sans le gronder, mais non sans avoir au préalable ajouté un petit commentaire de son cru sur le cahier: " Désolé, madame, mais nous n'avons pas encore appris à notre fils les subtilités du mensonge". Ce que Paul n'avait pas compris non plus.

Paul en avait marre de ne rien comprendre. Personne ne lui expliquait jamais rien. Tout ce qu'il savait, ou croyait savoir, il le devait à des bribes de conversations, glanées de-ci, de-là.

Son papa avait fait des études, mais il n'avait pas trouvé de boulot. Il fallait bien nourrir le gosse, alors il n'avait pas eu d'autre choix que de faire "de l'interrimme".

Sa maman avait une bonne place de secrétaire quand elle était tombée enceinte. Et elle avait pris un congé quand il était né. Sauf qu'à son retour, la bonne place était prise (sa maman ne connaissait pas "qui va à la chasse perd sa place"!) Il fallait bien nourrir le gosse, alors elle avait décidé de faire des ménages.

Tous les deux voudraient trouver du travail ailleurs, mais pour faire les recherches, il faut avoir du temps! Et quand ils rentrent ils sont fatigués, et il faut encore faire faire les devoirs au gosse, lui faire à manger, lui donner son bain… Heureusement que sa maman s'était fait "gigaturer les trompes" parce qu'avec deux gosses, ils ne s'en sortiraient pas.

Paul avait compris l'essentiel. Si ses parents étaient tristes et se disputaient toutes les fins de mois devant un tas de feuilles pleines de chiffres et de colonnes, c'était de sa faute. Pourtant, il faisait très attention de ne pas manger beaucoup, il travaillait bien à l'école pour pouvoir faire ses devoirs tout seul, et il était obéissant pour que son papa et sa maman puissent se reposer le soir. Mais il voyait bien que ça ne suffisait pas.

Alors Paul prit une décision. Il serait toujours le premier de sa classe et il ferait des études pour faire de la politix. Et il ferait une politix juste pour les pauvres. Son papa pourra quitter l'interrime et reprendre ses études et sa maman se faire dé-gigaturer les trompes (même s'il ne sait pas ce que c'est). Parce que lui, tout ce qu'il voudrait avoir, c'est un petit frère…

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