Filature (3)

Mathieu Jaegert

Au moment de foncer sur lui, je l'avais trouvé à la fois fatigué et concentré. On m'avait recommandé de feindre la folie sans plus de détails. Il s'agissait juste de le perturber et de le retarder suffisamment dans sa cavale. L'intermédiaire ne m'en avait pas confié plus, je ne savais donc rien sur l'homme qui s'avançait vers moi, profil bas, pas décidé et allure vive. Il me donnait l'impression contrastée de ne pas savoir où il allait tout en choisissant de manière très précise sa trajectoire. Il savait ce qu'il faisait. C'était le genre d'individu à laisser indécisions et doutes sur le bas côté lorsque les circonstances l'imposaient. Il tranchait dans le vif en un éclair de lucidité comme l'artisan boucher taillait sa bavette avec habilité. D'où je me trouvais, je l'avais vu arriver de loin, bardé de cette assurance déconcertante qui le guidait droit sur ma position. Ce type était habité de nuances, il les portait sur lui, marchant souplement, en cadence. Il saccadait ses mouvements à doses homéopathiques et amortissait aisément les chocs traumatisants de ses pas vifs sur le bitume sale de la ville. Il avait dû choisir minutieusement sa paire de baskets. Mais je n'étais pas là pour faire de la poésie ou décrire le bonhomme.

On me décrivait comme empêcheur de tourner en rond, j'avais été choisi cette fois-ci pour l'empêcher de filer droit. La récompense promise était alléchante, c'est pour cette raison que je n'avais pas tenté d'en savoir plus. Le jeu en valait la chandelle. Il fallait donc que le commanditaire m'en doive une fière à l'issue de la mission. Mais j'allais vite déchanter, vaincu par k-o. J'allais finir par voir trente-six chandelles. L'opération allait se transformer en un coup d'épée dans l'eau et mon excitation s'apprêtait à retomber telle un feu de paille. Pourtant j'étais confiant et serein, pensant maîtriser la situation. Même si la tension alentour était à son comble car je savais le théâtre des opérations surveillé, j'étais capable de mener de main de maître cette diversion lucrative.

L'homme avait atteint le feu tricolore, ça sentait la poudre, et j'allais faire feu de tout bois, et de toute voix.

J'avais braillé comme je pouvais, et débité mon message par tronçons incohérents. Ils voulaient le passer à la moulinette, j'avais donc mouliné des bras et des lèvres dans un élan frénétique et désespéré, les liasses de cent euros dans un coin de la tête. Mais quelque chose clochait. On m'avait envoyé là en connaissance de cause, j'en étais de plus en plus sûr. La somme d'argent me filerait entre les jambes, sous le nez, ou dans le dos. J'avais beau brasser l'air ambiant, tout ça n'était que du vent, des paroles en l'air. Le gars n'avait semblé troublé qu'une fraction de seconde, le temps pour moi d'arriver à sa hauteur en achevant ma première tyrade. Il avait stoppé net ma folle litanie en s'adressant à moi dans un murmure glaçant : "Tu vois le type là derrière, il me suit depuis un quart d'heure, va lui demander pourquoi !"

Interloqué, j'avais aperçu en effet un homme grand et mince se glisser furtivement derrière un camion de livraison. J'avais mis du temps à réagir. Le sang-froid de l'homme n'était pas prévu dans mes plans et je ne pouvais pas lui montrer que j'avais compris son message. Le pactole promis partait en fumée et l'homme toujours aussi sûr de lui s'éloignait déjà comme si rien n'avait entravé sa marche. J'avais hurlé de plus belle. Les ennuis allaient rappliquer, immanquablement, la mission n'ayant rien donné. Ce qui devait être une formalité devenait un véritable traquenard dans lequel on m'avait balancé sans ménagement. L'échec était une chose, mais ce que je venais de voir en était une autre. Ma cible était non seulement filée par ce grand bonhomme au chapeau sombre, et ça signifiait que l'affaire n'avait rien de simple. Mais que dire de la réaction du chauffeur de la fourgonnette ? A m'en faire perdre les pédales...

...A suivre...

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