Karen
wen
Nouvelle librement inspirée d’un court métrage italien vu à la télé dans la douceur d’une nuit estivale.
Il est disponible en VO à cette adresse :
http://www.youtube.com/watch?v=943wpkKJdNU
Nouvelle écrite pour le défi n°7 du club Jetez l’encre dont le thème proposé par Stephan Mary était : « Ce qui est intéressant ce n’est pas ce que les femmes nous disent mais ce qu’elles ne nous disent pas. »
Il était quand même sacrément compliqué de trouver une compagne vers la fin de ces chères années 2150.
Mathieu avait rencontré bon nombre de partenaires du haut de ses vingt-huit ans mais – évidemment – aucune n’avait réussi à s’accorder à son caractère et surtout à son mode de vie.
Mathieu était ce qu’on pouvait appeler un garçon avec un caractère un peu particulier. Il était précieux, soigné, attentif, cultivé. Il aimait les films vieux de deux-cents ans et la littérature qui datait d’encore plus longtemps. Certains disaient même qu’il avait lu des livres qui dataient d’une époque où ils étaient encore imprimés sur du papier comme ceux qui sont dans les vitrines fermées à clef au muséum d’histoire naturelle et à côté desquels se trouvent tout une panoplie d’appareils pour vérifier la qualité de l’air, la température, l’hydrométrie et de tout un tas d’autres paramètres afin d’éviter qu’ils ne partent en lambeaux.
Trois semaines plus tôt, une énième jeune femme avait rompu. Au cours d’une discussion interminable et au prix de circonvolutions incroyables, de précautions inimaginables et de détours sans fin, elle lui déclara enfin :
- Tu sais, je crois que ça ne va pas être possible entre toi et moi. Je pense que nous nous engageons dans une relation qui ne sera pas satisfaisante, ni pour toi, ni pour moi. Je crois que c’est mieux si on arrête là tu sais.
Puis elle lui lâcha la main qu’elle tenait mollement de toute façon et se retourna pour s’enfuir doucement dans la rue éclairée par les néons des publicités personnalisées s’affichant sur des façades entières d’immeubles.
Ayant entendu et interprété la teneur de leur discussion, les caméras et micros intégrés aux lampadaires transmirent au serveur central la rupture entre les deux jeunes gens et celui-ci afficha directement une nouvelle publicité sur les murs pour les androïdes NR-4.08 : « la nouvelle réalité améliorée qui vous fait vivre une expérience de vie nouvelle ».
Les NR-4.08 étaient la nouvelle génération de robots à visage humain permettant de répondre aux « souffrances affectives des jeunes –ou moins jeunes– célibataires de notre modernité ». Les autorités en avaient interdit la vente depuis bien longtemps aux couples mariés légitimes.
La publicité répondit immédiatement aux désirs inconscients de Mathieu qui y trouva une solution immédiate, et à coût réduit, pour résoudre son “ trouble affectif caractérisé ” comme cela lui avait été diagnostiqué par la visite obligatoire des vingt-cinq ans imposé par le gouvernement depuis plus d’un siècle maintenant.
Il alla donc rendre visite à la société louant les NR-4.08 pour faire son choix. On ne devenait jamais propriétaire d’un androïde depuis la génération NR-1.52, l’on n’en était que locataire. Il y avait eu trop de problèmes « d’attachement sentimental inversé » comme ils disaient. Au début, les androïdes devenaient complètement fous et se rendirent coupable de crimes passionnels très rapidement. La solution fut de supprimer la relation d’appartenance avec leurs “ propriétaires ”. Dès lors, les androïdes, dès la version NR-2.0, ne se sentirent plus obligés d’adopter tous les codes humains de la relation amoureuse. Cela fut, de toute façon, réglé avec la mise à jour logicielle de la version NR-2.2 qui mit fin à « toute velléité délictueuse en lien avec des sentiments affectifs » comme c’était parfaitement expliqué dans la brochure retraçant l’histoire de la société commercialisant ces nouveaux produits avant-gardistes qu’étaient les NR-4.08.
Mathieu choisit une femme correspondant parfaitement à ses critères. Cultivée, avec beaucoup d’à-propos et d’humour décalé, élancée, blonde, les cheveux longs, aimant la musique classique et la littérature des XVIIIème et XIXème siècles. Il la prénomma Karen. On pouvait encore choisir le prénom de son androïde jusqu’à la version 6.07 de 2184.
Tout se passa parfaitement bien pendant plusieurs semaines. Ils étaient heureux. Ils allaient au restaurant, se commandaient des vieux films restaurés du début des années 2000 qu’ils regardaient en partageant des repas qu’ils cuisinaient eux-mêmes amoureusement avec de vrais aliments reconstitués achetés à prix d’or dans les rares boutiques spécialisés de la ville. Des jours passèrent et ils comprirent tous les deux qu’ils se sentaient bien ensembles et qu’il y avait vraiment une possibilité pour qu’ils puissent passer d’excellents moments ensemble. Sur la longueur.
Mathieu réussit même à oublier à certains moments qu’il faisait face à un androïde. Ils riaient, ils s’amusaient et Mathieu n’eut pas besoin d’acheter énormément de mise à jour pour développer leurs pratiques sexuelles qui furent très rapidement plus que satisfaisantes. Il était heureux et, visiblement, il arrivait à rendre également heureux Karen.
Un soir, après un repas délicieux, ils marchaient dans la rue, main dans la main. A leur passage, les fontaines se déclenchaient et les illuminations démarraient pour correspondre à leur état d’esprit romantique.
C’est ce soir-là qu’eut lieu l’anomalie.
Alors qu’ils se regardaient l’un l’autre, enlacés, de grands jets d’eau accompagnés de musique saturée de violon et de violoncelle jouaient au loin, les yeux plongés dans ceux de Mathieu, Karen lui dit : Je t’aime.
Mathieu en resta tout stupéfait et sentit même un début de larme s’accumuler au bord d’un de ses yeux. Il s’en suivit un baiser langoureux et romantique à souhait, digne des plus beaux films qu’ils aimaient l’un et l’autre.
Mathieu déchanta vite lorsqu’il s’aperçut que Karen n’était plus capable de prononcer autre chose.
Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime…
Karen n’était plus capable de prononcer autre chose que « Je t’aime ». Elle ouvrait la bouche et aucune autre phrase que « Je t’aime » ne pouvait sortir.
Si cela les fit rire pendant une demi-heure, puis cela ne les fit plus rire du tout le lendemain matin. Karen était incapable de dire autre chose. Cela la mettait dans une rage féminine folle. Elle s’arrachait les cheveux et Mathieu n’en pouvait plus à la fois d’entendre ces trois mots qu’il avait attendu d’entendre depuis si longtemps dans sa vie, et en même temps de voir sa Karen –car elle était devenue sa Karen depuis qu’elle avait prononcé ses trois mots magiques– souffrir de ne pouvoir faire que répéter ses trois mots qui avaient autant d’importance pour elle aussi et qu’elle avait mis tant de temps à se décider à prononcer.
Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime…
Mathieu et Karen allèrent voir la société qui leur proposa tout d’abord de procéder à un échange standard d’androïde. De surcroît, compte-tenu du désagrément, la société fit une offre commerciale exceptionnelle à Mathieu et lui proposa le remplacement de son androïde par une nouvelle version intégralement reformatée. Mais Karen et Mathieu refusèrent évidemment.
Souhaitant simplement réparer le disfonctionnement, Mathieu fut renvoyé vers un des prestataires qui s’occupait de la maintenance et de la réparation de certains dérèglements.
Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime…
Celui-ci les reçut et constata le problème. Il répondit à Mathieu que c’était la première fois qu’il se trouvait face à un tel problème et qu’il n’avait pas la moindre idée de la manière dont il allait pouvoir le dépanner. Il proposa néanmoins une réinitialisation complète dite de bas-niveau.
- Quelles sont les conséquences demanda Mathieu.
- Aucune conséquence particulière lui répondit le réparateur derrière ses petites lunettes amovibles qui se repliaient sur le haut de son crâne dégarni lorsqu’il relevait la tête pour parler à son interlocuteur. Votre NR-4.08 sera comme neuf continua-t-il. Dans le même état que lorsque vous l’avez rencontré.
Karen prononça plusieurs « Je t’aime » l’air désespéré derrière Mathieu.
- Et les souvenirs ? demanda Mathieu.
- Effacés lui répondit avec un air d’évidence le réparateur. Elle sera comme neuve vous dis-je lui répondit-il en pensant lui annoncer une bonne nouvelle.
Mathieu déclina l’offre tandis que Karen murmurait une succession de petits et tendres « Je t’aime » à son oreille qui auraient voulu dire merci s’ils ne disaient pas Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime…
Ils sortirent dans la rue. Karen n’arrivait plus à être exaspérée par les trois mots qu’elle prononçait. Elle les répétait de manière inlassable en changeant parfois d’intonation. Comme si elle prononçait de vraies phrases. Mathieu cru comprendre qu’elle était simplement heureuse qu’il n’ait pas décidé de la réinitialiser complètement ou même de l’échanger purement et simplement pour un modèle plus récent et plus évolué.
Ils rentrèrent chez eux et Karen se mis en mode repos, laissant Mathieu réfléchir tranquillement tout seul dans le fauteuil du salon.
Soudain, il eut une idée. Il se leva d’un bon et courut vers sa liseuse. Il fouilla dedans et retrouva enfin dans ses fichiers une édition devenue introuvable d’un vieux roman de la deuxième moitié du XIXème siècle par un écrivain russe oublié de tous. Anna Karénine de Tolstoï. Mathieu passa la nuit à relire certains passages parlant de l’amour et des relations entre les personnes amoureuses.
Au petit jour, il réalisa qu’il lui restait un espoir de guérir Karen et alla la remettre en fonction immédiatement.
Encore légèrement endormie, elle se redressa dans le lit et regarda Mathieu.
Elle le regarda et se souvint avant d’ouvrir la bouche de ce qui l’affectait. Elle se retint donc et arriva à ne prononcer qu’un seul « Je t’aime ».
C’était un « Je t’aime » doux, tendre. Un « Je t’aime » qui exprimait toute sa satisfaction de se réveiller aux côtés de Mathieu. Un « Je t’aime » qui voulait probablement simplement dire je t’aime d’ailleurs.
Mathieu la regarda tendrement.
- Moi aussi je t’aime lui répondit-il.
Une lumière différente de d’habitude s’alluma dans les yeux de Karen.
Après ses lectures de la nuit, Mathieu en était arrivé à la conclusion qu’il était possible de changer le cours des choses en lui avouant lui aussi qu’il l’aimait. C’est exactement ce qui se produisit car visiblement, une série d’émotions particulières traversaient le corps et l’esprit de Karen.
Et effectivement, Karen retrouva l’usage de la parole.
Les yeux pétillants, satisfaite, visiblement heureuse même, elle put enfin prononcer de nouveau une vraie phrase.
- Et si on faisait un enfant ? furent ses premiers mots.
Je viens de m'inscrire, et c'est le deuxième texte que je découvre. &ça donne vraiment envie de lire tous vos autres textes... J'adore le style d'écriture... &l'histoire aussi bien évidemment... Je viens de prévoir ce que je ferais lors de mes prochaines soirées!
· Il y a plus de 10 ans ·dreamcatcher
Alors tout le plaisir est pour moi.
· Il y a plus de 10 ans ·Bienvenue sur wlw et je te souhaite d'y passer d'excellents moments de lecture, d'écriture et de partage.
Merci beaucoup en tout cas de ces compliments et à bientôt alors.
wen
Merci beaucoup Sophie. C'est quand même une "robote" sacrément humaine non quand même, ne crois-tu pas ?
· Il y a plus de 11 ans ·Et puis, comme le dis l'histoire, il y a des rencontres, des histoires et des souvenirs qui valent parfois le coup qu'on se batte un peu. Et ce ne serait pas si compliqué si ce n'était que contre la technologie...
Merci en tout cas de ton passage ici.
wen
Moi aussi j'ai adoré ce texte bien que l'idée d'être remplacée un jour par une "robote" me fasse dresser les cheveux sur la tête! En revanche, j'aime beaucoup la douceur et l'espoir délivrés, le romantisme et le côté chevaleresque du héros. On finirait presque par rêver d'être une "robote"...
· Il y a plus de 11 ans ·divina-bonitas
Suis sincèrement flatté, merci beaucoup Matt.
· Il y a plus de 11 ans ·wen
Un pur moment de SF qui rappelle les grandes questions sur la robotique initiées par Asimov. Seulement, tu y ajoutes une sensibilité et une écriture finement ciselée. Bravo CDc
· Il y a plus de 11 ans ·matt-anasazi
Merci Sophie, merci beaucoup. J'ai essayé de l'imaginer jolie en prime en effet. Ça ne gâche rien.
· Il y a plus de 11 ans ·Je n'ai pas lu Les femmes de Stepford mais j'ai cherché un peu et je me disais bien que le nom me disait quelque chose. Je suis certain d'avoir vu le film il y a quelques années car il m'a suffit de regarder les premières images de la bande annonce pour me souvenir de l'histoire.
wen
Elle est jolie ta Belle au bois dormant du futur, très bon texte bravo !
· Il y a plus de 11 ans ·As tu lu Les femmes de Stepford d'Ira Levin ?
sophie-dulac
Ah oui, tu as vraiment des peurs bizarres. Les robots sont nos amis pourtant...
· Il y a plus de 11 ans ·En attendant, comme toujours, merci de ces compliments une fois encore.
Pour ce qui concerne les mots si simples et si attendus, il faut croire que parfois ils ne sont pas si simples à trouver. Tolstoï et d'autres en ont noirci quelques pages n'est-ce pas.
Et oui finalement, peut-être que les vacances m'inspirent ! Au plaisir ma chère.
wen
Un conte futuriste très sympa a lire. (même si je suis effrayée par les robots , j'ai des peurs bizarres ;D )
· Il y a plus de 11 ans ·Bah tu sais déjà que j'aime beaucoup tes récits et je trouve que tu as fait une très jolie adaptation écrite du petit film.
Ton personnage me fait penser a une personne que j'aime beaucoup, d'ailleurs.C'est romantique,décalé, imaginatif et réaliste a la fois
Comme quoi parfois il suffit juste de quelques petits mots si beaux si doux et tant attendu et hop...la situation est débloquée. Les vacances t'inspirent en tout cas!alors bonnes vacances!
Sweety
Pas vu cette série mais j'en ai entendu parler en bien. Je vais essayer d'y jeter un œil. Merci de ta lecture et du compliment en tout cas.
· Il y a plus de 11 ans ·wen
Très bonne nouvelle, j'aime beaucoup, surtout la solution au problème!!! :D Bien que ça soit assez différent, ça me fait un peu penser à une série passée sur Arte, "Real humans"!
· Il y a plus de 11 ans ·suzelh
Tout à fait d'accord avec toi Christine mais comme tu l'as vu, même avec un androïde, les choses ne sont pas simples. C'est aussi une des morales de l'histoire finalement !
· Il y a plus de 11 ans ·Merci de ta lecture et des compliments.
wen
tres belle histoire en effet, mais en meme temps etre oblige (dans le futur) de louer un "robot" pour avoir la femme de ses reves, c'est triste. de toute facon personne ne correspond parfaitement au reves ou aux souhaits de chacun. mais l'idee, le style, un regal.
· Il y a plus de 11 ans ·christinej
Wouah ! Que de compliments !
· Il y a plus de 11 ans ·Merci beaucoup Rafistoleuse, je suis très heureux si ça t'a plu.
wen
C'est dépaysant, bien pensé, drôle, tendre et superbement écrit !
· Il y a plus de 11 ans ·Bref, j'ai vraiment beaucoup beaucoup aimé.
rafistoleuse
@Cerise : Une fois encore ton commentaire me ravit, merci beaucoup à toi de ta fidélité et de tes compliments. Oui, la lecture d'Anna Karénine devrait être obligatoire !
· Il y a plus de 11 ans ·@Stephan : J'ai cherché la version sous-titrée en français mais pas trouvée.
Je n'ai rien inventé, toute l'idée est dans le court mais je l'ai trouvé parfaitement "dans le thème". Je suis persuadé que les autres contributions sont bonnes. Malheureusement et très bizarrement, le temps me manque justement parce que je suis en vacances (hors de chez moi)...
PS : j'imagine que tu voulais dire "Très bon texte" et non pas "Bon texte mon trésor"... On ne se connait pas encore assez. ;-)
wen
Trésor bon texte. J'ai visionné la vidéo, tu en as fait une écriture personnelle captivante. Le choix sera dur mais je.respecterais ton souhait de ne pas faire le défi n°8. Sache que tu fais parti des lauréats en course
· Il y a plus de 11 ans ·Stéphan Mary
J'ai pris énormément de plaisir à te lire... C'est décalé et spirituel. Tolstoï... Qui d'autres que lui pour éclairer nos idées. En tout cas cette fin est délicieuse et surprenante... Parfais pour une nouvelle donc. Merci pour ce beau moment de lecture.
· Il y a plus de 11 ans ·cerise-david
Et ben alors, "merrrrrci" Octobell.
· Il y a plus de 11 ans ·Ça fait plaisir, merci beaucoup.
(j'espère vraiment pourtant ne pas être choisi par Stephan... Je ne vais pas avoir le temps de lire toutes les autres contributions la semaine prochaine...)
:-D
wen
"qui auraient voulu dire merci s’ils ne disaient pas Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime…"
· Il y a plus de 11 ans ·"Un « Je t’aime » qui voulait probablement simplement dire je t’aime d’ailleurs."
Ouuuh j'adore ces deux phrases en particulier !!
Rha il est superbe ce texte ! J'aime l'idée, j'aime comment tu l'as exploité, j'aime comment tu l'as écrit ! Brrrravo !
octobell