La Gifle de la Mer...

Amaury Blanc

La Gifle de la Mer

On lui avait bien dit pourtant dix fois, vingt fois, cent fois répété. Tout ça c'était avant.
Quand nos voix ne se confondaient pas avec le bruit du vent,
le battement d'ailes du moulin, la gifle de la mer.

On lui avait dit souvent de faire attention, surtout dans les premières années. Quel âge avait-il ?
Quatre ans peut-être. Je m'en souviens comme si c'était hier. Il était tellement heureux.
C'était son plus beau cadeau ! Pensez donc, sa première promenade en mer, seul. Seul, enfin, vous avez
bien compris, seul avec moi , seul avec son père, comme deux vieux loups de mer. Je le vois.
L'image n'est jamais sortie de ma tête. Elle n'en sortira jamais. Les jambes de son jean relevées
jusqu'aux mollets, son t-shirt blanc à rayures marine, son sourire radieux et ses yeux couleur de mer
qui brillaient de plaisir. Nous étions sur mon petit 7mètres, je tirais des bords, il y avait peu de vent,
il faisait chaud. Il se penchait tout près de l'eau en criant : «Plus fort, papa ! Plus vite papa !»
Il ne savait pas encore que l'on doit tenir compte du vent et jouer avec lui, comme dans un jeu improbable
où le vent seul est maître. On apprenait à s'adapter à lui, à le contrôler, à le maîtriser. Il ne savait pas.
Sacré vent ! Il m'en a joué des tours ! Mais ce jour là, je n'y pensais pas, j'oubliais tout. Il était si content !
Je ne voyais que lui. Je me souviens. Il voulait m'aider à border la voile.
« Plus tard, quand tu seras grand.» Je lui avais dit.
« Pourquoi tu m'attaches, papa ? »
« C'est plus prudent, c'est comme ça ! »
« Je sais nager ! »
« Au bord de la mer, oui, tu peux, mais pas ici. C'est trop profond ! »

Il insistait

« Pourquoi un gilet orange sur mon beau T-shirt tout neuf. Je sais nager. J'peux pas me noyer ! »
« Tais toi donc et regarde ce que je fais. Regarde bien surtout !
Quand tu seras un peu plus grand tu feras cela tout seul et c'est moi qui regarderai ! »

Il riait. Il se penchait vers l'eau. J'étais très fier. Une graine de marin, j'en étais sur. Il n'avait peur de rien.
Ah, les prises de risques, oui, ça il connaissait. Mais il était si fort, si habile, si persévérant. Il ne pouvait
rien lui arriver. J'en étais persuadé. Plus tard, il en a gagné des régates ! Invincible, je vous dis.
Alors à quoi bon lui dire, à quoi bon lui faire peur, pourquoi lui parler des brusques tempêtes qui anéantissent les rêves,
crèvent les coques des navires et parfois même engloutissent l'équipage.
A quoi bon lui raconter la souffrance, la crainte, la peur de ceux qui restent sur les quais ?
Oui, je me souviens, c'est plus tard, beaucoup plus tard qu'on lui a dit et répété de faire attention aux coups
de chiens. C'est si vite arrivé !
Il avait quinze ans. Comme il était fier de partir seul, cette fois, sur son petit
voilier tout blanc avec un foc enrouleur qui se plaçait si facilement le long de la draille.
Une folie, ce truc !
Je lui avais dit : « Un catamaran, c'est mieux non ? C'est plus stable.»

Non, qu'il avait dit, j'aime quand ça bouge !
Un trimaran alors ? Regarde celui-là. Il est rouge, rapide et certainement très sûr !
Non, je voudrais une simple barque ou un petit voilier, un voilier comme le tien mais moins grand, évidemment.
Alors pour tes quinze ans, tu en auras un à toi, parole de marin ! En attendant prends ton 4x20 et ne t'éloignes pas de la côte.
Tu sais bien qu'il faut une force d'Hercule pour aller contre le vent et les courants, ou les deux à la fois. Fais attention.
Le vent, il n'en a jamais eu peur. Par tempête, c'est pourtant terrible d'entendre le bruit du vent qui s'abat sur les ailes du moulin.
On croit que tout va sombrer : Les ailes, le moulin et nous avec. Jamais il n'a pleuré.
Pas une seule fois. C'est une tempête de force 10. Personne ne tient debout, personne ne sort, on lui répétait.
Oui, je sais ! Que savait-il au juste ?

Un soir, je l'ai vu sortir en pleine tempête sans prévenir, tout doucement. J'ai entendu la porte se refermer
lentement. Il devait la retenir, certainement. Je l'ai laissé faire. Il faut qu'il se rende compte... Je me suis dis.
Et je l'ai vue contourner le moulin et prendre le chemin de la mer. Je suis sorti et je l'ai suivi. On aurait cru
un gnome, un korrigan, une chose informe gonflée de vent, arrosée de crachin.
Il était là, sur la digue, face à la mer. Moi, j'attendais les jambes écartées, tenant à peine en équilibre.
Soudain, il s'est retourné. Je me suis recroquevillé et j'ai attendu. Il a repris le chemin du moulin, rapidement,
poussé par le vent en tenant sa capuche des deux mains. Il voulait savoir, savoir si on pouvais défier le vent, faire un pied de nez à la tempête.

Pourquoi, je ne lui ai rien dit ?
J'ai voulu le protéger en lui évitant la peur.
J'ai voulu le laisser libre.
J'ai cru le protéger en lui cachant tous les drames.
J'ai cru qu'il était le plus fort que tous les éléments déchaînés.
Et maintenant je me sens responsable, responsable de tout.
Pourquoi les parents n'expliquent pas leurs recommandations ? Pensent-ils qu'il suffit d'interdire ?
Pourquoi ne pas dire aux enfants que la force de la nature est inattendu, incroyable
et que l'homme ne peut rien contre elle. Un coup de chien est si vite arrivé !
On lui avait bien dit pourtant dix fois, vingt fois, cent fois répété de ne pas sortir par gros temps.
Tout ça c'était avant. Avant cette nuit de tempête où il est parti défier le vent, la mer, seul sur son voilier.

Avant que la mer se gonfle, s'agite...
Avant que la mer lui donne une toute petite gifle, cette petite gifle qui l'a expédié par dessus bord et l'a laissé,
au matin, sur le rivage.


A.Blanc

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