La gourmandise

Elsa Saint Hilaire

La gourmandise

- Vous faites quoi dans la vie ?

Ses bracelets d’argent tintèrent lorsqu’elle remonta les socquettes blanches qui s’amollissaient lascivement sur ses baskets. L’homme qui la dévisageait depuis de longues minutes se tassa sur la banquette.

- Je suis doxographe, mais ça m’étonnerait beaucoup que cela te dise quelque chose.

La fillette arrondit ses lèvres pour laisser filtrer un « oh ! » émerveillé, battit des cils, le front légèrement plissé. Elle n’allait pas se compliquer la vie et en faire plus qu’elle ne devait. Le temps était compté et l’abruti était aussi transparent qu’une feuille de papier à rouler.

- Vous étudiez la pensée des philosophes ! ça ne doit pas tous les jours vous faire marrer… 

L’étonnement qu’elle put lire dans son regard, la combla de bonheur. Le mec était piégé.

- Je ne pensais pas qu’une gamine de ton âge s’intéressât à cette discipline. Je vois que je me suis trompé. Ma propre fille qui doit avoir ton âge ne comprend toujours pas en quoi cela consiste. Avec toi, quelque chose me dit que je ne suis pas au bout de mes surprises…

Il inclina la tête en direction de la fenêtre. La micheline approchait de Scaër laissant loin derrière elle la lugubre monotonie des montagnes noires. La coupole olivâtre de la forêt de Coatloc'h avec ses hautes futaies et ses châtaigniers aux troncs dégoulinant de lichen apparut aux détours d’une rivière. Morgane aurait pu en d’autres circonstances succomber au charme romantique du paysage et laisser l’érudit la bercer des contes du roi Nominoë et de ceux de la Duchesse Anne. Mais elle avait bu le lait des légendes avant celui de sa mère et ces fantaisies étaient la seule éducation qu’elle ait reçue. Ce n’était ni le lieu, ni le moment de faire renaître ces souvenirs, seuls trésors de sa petite enfance, le mot « tendre » n’étant guère de mise. De plus il commençait à transpirer et cela, elle détestait.

Elle s’assit en tailleur sur la banquette ce qui fit remonter sa jupe aux limites extrêmes d’un triangle de coton blanc.

- Tout le monde me trouve un peu loufoque, mais vous verrez que cela ne présente pas que des désavantages…

Elle susurra la phrase en marshmallowisant chaque syllabe. Un sourire imperceptible effleura les lèvres de son compagnon de voyage. Une gamine de cette trempe, c’était un pot de confiture sous les babines d’un ours polaire.

- J’ai faim, pas vous ?

Sans attendre de réponse, elle grimpa sur la banquette exhibant ses mollets ronds aux effluves de cannelle et ses cuisses opalescentes pour tenter d’attraper un modeste panier d’osier dans le porte-bagage. Le wagon fit une soudaine embardée au passage d’un aiguillage. D’un bond, il fut sur elle et la saisit par la taille pour l’empêcher de tomber. Ils restèrent scotchés l’un à l’autre, en parfaite osmose quelques secondes de trop. Le visage en feu, il desserra son étreinte et l’aida à faire glisser le panier jusqu’au plancher. Elle gloussa à la vue de sa mine gênée. Une rapide radioscopie du cerveau de l’olibrius aurait diagnostiqué deux hémisphères cérébraux en forme de balloches blottis autour d’un bulbe rachidien turgescent.

Le contenu du panier évoquait une dinette. Quelques couverts en plastique, des serviettes en papier curieusement pliées en de savants origami en forme de cochon, un bol de macédoine de fruits rouges, quelques sucres d’orge et de minuscules gâteaux à peine plus gros que des cacahouètes, parsemés de vermicelles fluo.

- Voilà qui me semble peu diététique ! Si Diogène récusa l’idée même d’accommodement des mets, voire leur simple cuisson et du coup mourra d’avoir voulu ingérer un poulpe cru, tout ce sucre, lui, va finir par t’empâter la silhouette. Veux- tu ressembler à une grosse dondon ? Quant à tes gâteaux, excuse-moi, mais ils ressemblent étonnement à des croquettes pour chat… dit-il, autant pour faire diversion et retrouver ses esprits, que pour reprendre en main une situation qui lui glissait entre les doigts.

- Vous ne croyez pas si bien dire, c’est une recette que j’ai inventée et que j’appelle mes chatteries...

Elle l’enroba d’un regard mielleux et pointa le bout d’une langue rose entre les deux rangées de ses quenottes. Elle lui tut, bien entendu, que la farine avait été mélangée à une décoction de racines de valériane, de feuilles de laitue vireuse et de fleurs de passiflore. Une forte dose de vanille en masquait l’amertume.

- Je peux ? demanda t-il, en tendant la main vers les friandises.

Pendant qu’elle grappillait quelques baies rouges, prenant un malin plaisir à laisser le jus perler de ses lèvres, il avalait, imperturbable, les bouchées somnifères.

Lorsque ses paupières vacillèrent, elle décida de conclure.

- Pourriez-vous m’accompagner aux toilettes, je n’aime pas m’aventurer seule dans le wagon, on ne sait jamais, vous en conviendrez, si l’on ne va pas y faire de mauvaises rencontres…

Il dodelina un acquiescement de la tête, tenta maladroitement de tenir droit sur ses jambes et la suivit, titubant d’un pied sur l’autre dans le couloir. À peine parvenus au bout de la rame, elle empoigna la poignée de la porte qu’elle réussit à ouvrir sans aucune difficulté et le poussa sur le ballast. Un éclair d’incrédulité plus tard, le vent qui rasait les flancs de la micheline emporta ad patres le « hé merde ! » de son éloge funéraire.

Morgane regagna le compartiment en fredonnant une comptine :

« Je suis un petit poupon
De bonne figure
Qui aime bien les bonbons
Et les confitures.
Si vous voulez m'en donner,
Je saurai bien les manger
La bonne aventure ô gué,
La bonne aventure.

Lorsque les petits garçons
Sont gentils et sages,
On leur donne des bonbons,
De belles images,
Mais quand il se font gronder
C'est le fouet qu'il faut donner.
La triste aventure ô gué,
La triste aventure… »

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