Lavomatic 24/24
matt-anasazi
LAVOMATIC 24/24
« Tu ne devineras jamais ce qui s’est passé à la fac aujourd’hui ! »
Les oreillettes de son portable ballottaient le long de son côté gauche. Lola entamait toujours ses conversations avec sa cousine Marion par la même formule. C’était le point de départ de discussions longues, émaillées de fous rires, de confidences et d’anecdotes. Elle arborait fièrement ses 20 ans et assumait tout autant son look étudiant. Jean élimé aux genoux, T-shirt à l’humour geek très prononcé, portable dans une poche du jean, jamais très loin de sa main. À l’image de sa génération, Lola demeurait connectée à son cercle d’amis en permanence.
C’était une jeune fille jolie et sure de plaire. Un sourire permanent engageant à la connaître, des yeux bleus rehaussés d’un fard à paupières rose, un chignon haut savamment réalisé laissant dépasser deux mèches rousses le long de ses tempes. Cette coiffure dégageait son visage ovale aux joues fines. Un nez fin et une bouche brillante de gloss sentant la cerise. Elle portait un énorme sac de sport noir qui butait sur ses jambes à chacun de ses pas. Non qu’elle se rendît à un entraînement de fitness ou aux cours de cardio-training ! Elle allait faire sa lessive à la nouvelle laverie du quartier. Flambant neuve, elle était ouverte 24 heures sur 24, ce qui arrangeait les étudiants. En effet, la question du linge sale n’était pas du tout la priorité de la gent estudiantine, d’où la course pour arriver aux laveries les plus proches avant la fermeture à 22 heures.
La laverie consistait en un grand hall plus large que long. Devant Lola, deux allées bordées par des lave-linge, des sèche-linge et des sécheuses de couettes dernier cri. L’univers de la propreté aseptisée, avec pour seuls gardiens le convertisseur de monnaie et le distributeur de lessive. Le paradis des étudiants, vu que l’étudiant moyen en cité universitaire n’avait pas les moyens de s’équiper chez lui. D’ordinaire un bataillon de jeunes montait à l’assaut de cette armée de lessiveuses. Mais ce soir, seul la voix et les pas de Lola remplissaient la salle.
L’étudiante traversa la laverie pour arriver au convertisseur de monnaie pour changer son billet de 10 euros. Le tintement des pièces amusa Lola et sa cousine ; noël avec deux mois d’avance ! L’air sentait bon la lessive. Mais un effluve léger parvint aux narines de Lola : comme un parfum de terre. Elle haussa les épaules.
Munie de sa monnaie, elle s’approcha d’une machine, ouvrit son sac. A travers les rires et les potins de Marion, Lola remplit la machine n°6. D’abord, les demi-teintes : T-shirts, chemisettes, jogging disparaissaient dans le tambour à grandes brassées. Un observateur adroit ou un peu voyeur lui aurait fait remarquer qu’on ne voyait pas de sous-vêtements à laver. Elle ne souhaitait pas confier sa lingerie intime à n’importe quelle machine ayant servi à n’importe qui. Les traces d’une éducation soignée où l’hygiène du corps rejoignait celle de l’âme !
Elle ne remarqua pas tout de suite qu’elle n’était pas seule. Il y avait une femme dans le fond de la salle. Elle devait avoir plus de 70 ans. Son visage parcheminé et plissé de rides semblait sortir d’un documentaire sur les momies. Seuls deux yeux noirs tristes et immobiles donnaient un peu de vie à ce masque mortuaire. Ses cheveux blancs mal peignés étaient rassemblés en un chignon de guingois et ses vêtements élimés hors d’âge. Les motifs de la robe indéfinissables par les lavages répétés s’étaient estompés depuis belle lurette. Sa présence était pour Lola un anachronisme. L’étudiante l’aurait davantage imaginé près d’un lavoir à battre les vêtements à la main. Elle salua de la tête la dame, qui lui répondit. Elle vit les lèvres plissées remuer sans pouvoir appréhender le moindre mot.
Quelle femme étrange, tout de même ! Pourquoi faire sa lessive à cette heure ?
Elle peinait à comprendre les machines qu’elle utilisait. Lola eut pitié de la vieille dame. Encore un exemple de personnes que la misère jette dehors de chez elle ! Elle ne doit pas avoir de quoi se payer même à crédit une machine pour être obligée de venir laver son linge à cette heure ! Elle eut l’élan d’engager la conversation avec elle mais un soupçon de gêne et d’appréhension l’en empêchèrent.
Elle chaussa ses écouteurs, déclencha sa playlist de rock et continua à préparer sa machine. Elle claqua la porte du hublot, mit sa lessive dans la trappe et la referma sans ménagement. Programme 40° sans prélavage. Marche. La machine commença à se remplir.
Le bruissement d’eau lui rappelait son enfance. Elle suivait toujours sa mère quand celle-ci faisait la lessive. Sa mère faisait des gestes magiques, prenant des brassées de vêtements, les triant avec soin, les faisait glisser dans le hublot ouvert. Trappe refermée, Lola s’installait face à la machine et regardait des heures durant les tours des vêtements mouillés et mousseux. Elle s’assit par terre, recroquevillée comme jadis. Seul différence : Métallica et AC/DC remplaçaient la chanson de Tchoupi.
Perdue dans sa méditation lessivo-musicale, Lola ne vit rien. Elle sursauta ; le visage de la vieille femme apparut brutalement devant elle, ses lèvres remuant sans que Lola comprenne un seul mot. Une fois remise de sa frayeur, l’étudiante ôta une oreillette.
« Pardon de vous déranger, ma petite demoiselle, je suis fort marrie de vous importuner mais j’aurais souhaité votre aide pour essorer mon linge de corps.
- Bien… bien entendu, madame. Avec plaisir. »
Lola resta abasourdie par cette façon de parler d’un autre âge. Elle se crut obligée de lui répondre le plus correctement qu’elle pût. Cette dame restait une énigme. Une dame semblant sortie d’un lointain passé par son vocabulaire, faisant une lessive à 23 heures passées ! La jeune fille sentit à nouveau cette odeur légère de terre, et il lui sembla entendre comme un bruit de cours d’eau… Arrête ton délire ! Et elle monta le son.
« I’m on highway to hell ! I’m on highway to hell » commençait Bon Scott.
Lola suivit la femme. Cette dernière lui tendit un drap blanc, devenu gris et usé. Elle saisit l’autre bout. « Pourriez-vous tordre le plus fort possible le drap, je vous prie ? » Lola acquiesça. Les deux femmes se mirent à tordre le drap, le torsadèrent de plus en plus fort entre leurs bras. Il se transformait progressivement en boudin fin. Une résistance due à la tension qui s’accroissait crispait les fibres entre les doigts de Lola. Elle s’arcbouta pour tordre encore davantage le drap. Le plus surprenant était que la vieille femme ne semblait faire aucun effort pour continuer son travail.
Lola contracta tout son corps. Elle sentait ses bras se tétaniser sous l’effort. L’espace d’un instant, elle crut que le drap s’enroulait autour de ses poignets et de ses avant-bras. Des gouttes perlaient le long de son visage. Brutalement, le drap sembla aspirer ses bras et les tordre comme des fils de fer. Deux craquements légers et une douleur insoutenable se répandit de ses poignet à ses épaules.
« I’M ON HIGHWAY TO HELL ! HIGHWAY TO HELL ! »
Lola s’effondra sur le sol, écrasée de douleur. Quand le drap libéra ses bras, elle n’arriva ni à expliquer, ni à réaliser ce qui lui arrivait. Son bras droit était fracturé au milieu de l’avant-bras, et comble de l’horreur, un os perçait sa chair, répandant un filet de sang qui coulait de son coude sur ses vêtements. Hébétée, elle regardait les gouttes rouge sombre tomber sans se rendre compte que ce sang lui appartenait. Son bras gauche n’était pas plus vaillant : en résistant à la torsion, elle s’était foulé le poignet. C’est un cauchemar, je ne suis pas là, je vais me réveiller… Un cortège de mots tournait dans sa tête, autohypnose réconfortante.
Lola vit la vieille femme se pencher sur elle. Elle ne sut pourquoi, un déluge de peur inonda ses veines. Elle resta muette, bouche ouverte sans pouvoir dire un mot.
« Ma pauvre petite jeune fille, que vous arrive-t-il ?
- Je…, peina à articuler Lola.
- Venez, je vais essuyer cette vilaine blessure. » Le ton rassurant de la vieille, un ton de grand-mère affectueuse rassura l’étudiante. Elle retrouva un semblant de réconfort. Tout va bien : cette femme a tellement l’habitude de tordre du linge qu’elle ne mesure pas sa force. Je vais me faire soigner… Le contact du tissu sur sa plaie eut un effet réconfortant. Elle voyait les traces de sang disparaitre dans le drap. Disparaitre ? Le sang absorbé n’imbibait pas le drap, il migrait vers son centre en un ruisseau rougeâtre. Lola vit des spirales de sang se former dans la masse de tissu posé sur le sol. Une auréole sanguinolente allait s’élargissant, sous les yeux agrandis d’épouvante de Lola. Elle leva les yeux vers la vieille femme, cherchant à se raccrocher à une parcelle de réalité. La vieille dominait l’étudiante de sa petite taille. Elle regardait Lola d’un air indéfinissable.
« S’il vous plaît, aidez-moi, murmura Lola, les lèvres blêmes.
- Ne vous en faites pas, tout va bien se passer. » Les mots avaient à peine franchi les lèvres ridées que Lola sentit comme un rafraîchissement de l’air. Sa peau se hérissa sous la caresse d’un vent léger et humide, ses yeux virent voleter comme une brume ou un brouillard, allant s’épaississant, ses oreilles perçurent le clapotis d’un cours d’eau. Sous ses yeux, se dessina un paysage de lavoir médiéval au bord d’une rivière. Le carré de pierre délimitant le lavoir lui-même, le petit bassin, les grosses pierres plates d’ardoise où les femmes battaient les draps, la rivière coulant à côté. Debout, une petite paysanne lavait un drap frénétiquement sans pouvoir ôter une large tache qui le maculait en son centre. En se rapprochant, on pouvait voir que la tache rouge sombre couvrait une large zone… d’où émergeait une petite tige plus foncée. Une forme indistincte. Une feuille encore refermé en bourgeon… ou une main repliée.
Quand son esprit perçut le spectacle sous ses yeux, Lola poussa un hurlement et rampa pour sortir au plus vite de la laverie. Une coulée brulante se propageait dans son corps. Elle se releva maladroitement sur ses coudes. En quelques mouvements, des pieds et des coudes, elle se retrouva sur ses pieds et se rua vers la porte. Elle n’entendit pas le cri strident échappée des lèvres de la vieille femme. Elle ne voyait plus rien que la porte qui se rapprochait…
Tout son corps s’affaissa lourdement. Son pied gauche était empêtré dans le drap blanc. Il s’enroulait, boa de coton, autour de sa cheville, serrant, serrant, serrant… Elle hurla de douleur quand les os explosèrent sous la pression du drap.
Elle recommença à ramper avec l’énergie du désespoir. Elle sentit plus qu’elle ne vit la vieille se déplacer et lui faire face. Une mélopée sourde s’échappait des lèvres de la vieille ; aussitôt, les hublots des machines s’ouvrirent en cascade, dans un claquement sinistre. Les tambours vomissaient leur contenu. De l’eau savonneuse et des vêtements se déversaient sur le sol. Lola glissait, se relevait, glissait à nouveau. Son corps, épuisé et brisé de douleur, la portait malgré tout. Elle hurla.
Un hublot à sa droite s’ouvrit. Lola s’abattit sur le sol, assommée, le nez brisé.
Lola émergea de son inconscience, sans comprendre où elle se trouvait. La première impression qu’elle ressentit, la douleur dans tout son corps. Quand tous les souvenirs lui revinrent, elle tenta de se redresser mais elle retomba. Le sol se dérobait, tournait sous ses pieds. Elle frappa de toutes ses forces sur le tambour. Ses mains ensanglantées laissaient des traces rouges sur le hublot. Elle était enfermée dans un sèche-linge pour couettes.
« Mon enfant, je dois vous confier mon fardeau. Je dois expier pour l’éternité mon crime : j’ai tué mon enfant et l’ai caché dans mon linge sale. J’ai été maudite et j’erre en quête d’âmes à emporter avec moi dans la nuit. La « Kannerez-noz », la lavandière de la nuit, ne prend jamais de repos. » Le dernier son que Lola entendit fut le bruit ronflant du moteur du sèche-linge, couvert par ses hurlements frénétiques.
Les amis et la famille de Lola signalèrent sa disparition le lendemain. Grâce aux témoignages de ses amis, la police comprit rapidement où elle s’était rendue le soir de sa disparition. Les policiers découvrirent son corps désarticulé et brulé dans le tambour d’un séchoir à couettes. Le médecin légiste ne compta pas les os brisés et les lacérations couvrant le corps de la jeune fille, signe de l’acharnement bestial qu’elle avait subi. Même les plus aguerris des policiers en eurent l’estomac retourné. Une si jolie fille !
La ville de Rennes fut sous le choc quand la presse s’empara de la nouvelle. Tous étaient sous la menace d’un fou furieux d’une rare violence. En effet, seul un être d’une perversité sans limite pouvait torturer quelqu’un avec une telle cruauté puis plier et sécher son linge après.
Mis du temps à le commenter, mais je crois que c'est un de mes préférés (dans le genre) !
· Il y a environ 11 ans ·Bravo !
Mathieu Jaegert
Mis du temps à le commenter, mais je crois que c'est un de mes préférés (dans le genre) !
· Il y a environ 11 ans ·Bravo !
Mathieu Jaegert
Merci à tous et à toutes pour votre enthousiasme !
· Il y a environ 11 ans ·@ Yoda : les démons d'hier doivent être au chômage avec les horreurs d'aujourd'hui ; aussi, je leur redonne du travail !
à Christine : merci pour ton commentaire et ton assiduité !
@ Astrov : je partage ton point de vue, elle ne l'a pas mérité et sache que c'est la première fois que je "sacrifiais" une héroïne pour le bien d'une histoire !
@ Eleanor : merci pour la comparaison à Messire Stephen !
matt-anasazi
Eh ben dis donc, on dirait du Stephen King non? Trop fort! je t'ai lu aussi d'une traite , et ai été bien contente de n'être plus étudiante à attendre que mon linge se lave aux côtés d'une mamie trop ridée et trop nuitarde!
· Il y a environ 11 ans ·eleanor-gabriel
Horrifique et pas moral du tout, Lola n'avait pas mérité cela! Pauv'gosse!. Tant qu'à prendre une âme pour l'emporter dans la nuit, j'ai plein de noms (des vrais méchants)à proposer dans l'actualité, sauf que... Voilà: Ces gens ont-ils une âme, et fréquentent ils les laveries?
· Il y a environ 11 ans ·astrov
ben il est passé ou mon com... qui l'a vole??? j'ai adore l'histoire, et surtout ta facon de la raconter. il faut se mefier des petites dames toutes ratatinees dans un lavomatic, c'est tout.
· Il y a environ 11 ans ·christinej
C'est vrai, tout se lit d'une traite, tellement le texte est prenant. ça manque un peu ces histoires de sorcières ou de vieilles femmes, sur les étagères. Mais je pense qu'au XXIe siècle, on n'en a pas tellement besoin avec tous les crimes qui se perpètrent la nuit, partout, les atrocités dans le monde... s'il y a un démon quelque part, il est repus avec! Et puis on est pris dans une ronde de bruit, on n'écoute jamais ou très peu le silence, dommage peut-être qu'on entendrait au moins un fantôme d'autrefois...
· Il y a environ 11 ans ·CDC
yoda
Argh pauvre Lola !! Je suis bien contente de ne pas avoir fréquenté les lavomatics à Rennes quand j'y habitais ! En tout cas, tu décris bien l'horreur, et brrr ça m'a donné la chair de poule ! Chapeau !!
· Il y a environ 11 ans ·odepluie
Merci, de ma part et de la part du prof ! lol ^_^
· Il y a plus de 11 ans ·matt-anasazi
Excellent choix de decor pour l'horreur, rien de mieux que des endroits de la vie quotidienne. et puis c'est écrit d'une plume de maître ! (ou de professeur ^^)
· Il y a plus de 11 ans ·J'adore !
rafistoleuse
Merci à toutes les deux ! Rassurez-vous, des "kannerez-noz", on en croise plus trop ! Quoique ! lol
· Il y a plus de 11 ans ·matt-anasazi
Wouuuuh...il parait qu'on peut faire des rencontres dans les lavomatics, mais alors là!!!!!
· Il y a plus de 11 ans ·Flippant à souhait, j'adore! CDC ;)
suzelh
Je trouve que ça se lit vite !! J'ai vraiment bien aimé. CDC mérité !
· Il y a plus de 11 ans ·droledeplume
Merci, Bella. Ravi que ce texte t'a plu !
· Il y a plus de 11 ans ·matt-anasazi
Waouh, c'est assez barré, bien écrit et on ne s'ennuie pas, on frémit pour la pauvre Lola ! Bon, un CDC bien mérité !
· Il y a plus de 11 ans ·bella-leff
Merci ! A mon sens, les monstres d'autrefois ont leur place dans le fantastique contemporain. Il faut juste faire... la mise à jour !
· Il y a plus de 11 ans ·matt-anasazi
Pas mal de prendre ce sujet pour écrire!
· Il y a plus de 11 ans ·alcestelechat
Merci beaucoup, j'aime beaucoup ton récit. Lavomatic romantique et lavomatic horrifique, même combat !
· Il y a plus de 11 ans ·matt-anasazi
Génial... j'ai adoré... ca change de ma version ! J'ai été absorbé !
· Il y a plus de 11 ans ·cerise-david