LE RANDONNEUR ET LES ETOILES

Myriam Salomon Ponzo

LE RANDONNEUR

ET LES ETOILES

 

 

Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé,

Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :

Ma seule Étoile est morte, et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Gérard de Nerval

Benedetto, la soixantaine, tain buriné, yeux bleus, un chapeau vissé sur le chef, avançait sur un sentier de montagne du pas tranquille et assuré du marcheur avisé qu’il était.

La pente qu’il gravissait était caillouteuse. Il était parti du Camp des Fourches à mille huit cent mètres d’altitude et se rendait au Lac des Hommes par le Pas de la Cavale dans les préalpes juste au-dessous de la cime de la Bonette, là où passe la plus haute route d’Europe à deux mille huit cent mètres.

Il comptait dormir, là-haut, à la belle étoile.

A cinq heures du matin, les lueurs de l’aube avaient coloré les crêtes montagnardes, passant du gris au mordoré du soleil levant.

Benedetto admirait ce spectacle depuis plus de soixante-cinq ans mais n’en était toujours pas lassé.

Enfant, il avait gambadé aux côtés de son grand-père dans les collines mentonnaises.

C’est ce grand-père qui lui avait enseigné comment aiguiser son couteau et lui avait fait découvrir le plaisir de sortir son bout de lard du torchon, accompagné d’un croûton de pain et d’un oignon.

C’était également lui, qui avait taillé pour le garçonnet de six ans qu’était alors Benedetto, son premier bâton de marche. Bâton qui, aujourd’hui, à l’orée de ses soixante et onze ans, ornait le manteau de cheminée de son chalet.

Quelques années plus tard, le papet s’en était allé. Benedetto garda l’habitude de refaire le parcours de la balade qu’il avait faite pour son sixième anniversaire, en guise de pèlerinage.

C’était une journée qu’il tenait à passer seul pour se recueillir auprès de l’âme de son aïeul.

Benedetto était resté un enfant solitaire et par-là même, un adolescent discret.

Il fit de brillantes études en médecine et partit tout naturellement exercer à la montagne.

Passionné de ski de randonnée, il partait à trois heures du matin avec trois ou quatre copains pour redescendre ouvrir le cabinet à neuf heures et finir ses journées à vingt-et-une heures.

L’hiver, il lui arrivait même de ne pas rentrer chez lui quand il était bloqué par la neige au retour d’une visite chez un client au fin fond de la campagne.

Il creusait alors un trou, posait ses skis en travers, installait une couverture de survie et se reposait quelques heures sur ce lit de fortune. Il rentrait à l’aurore.

Il accouchait beaucoup de femmes chez elles, le premier hôpital du coin étant parfois trop loin vu l’urgence.

Un soir, un mari était si déboussolé et excité au moment de la coupe du cordon, que Benedetto dut l’écarter d’un coup de poing pour éviter un accident avec le nouveau-né.

Une autre fois, c’était pour l’ulcère d’un petit vieux qu’il connaissait bien.

- Il faut que je vous hospitalise.

- Pas question ! Je reste ici.

- Mais vous allez mourir si je vous laisse là !

- Je reste ici.

Benedetto savait qu’insister ne servirait à rien. Il était parti et le lendemain, avait appris le décès du bonhomme.

Benedetto avait rencontré la femme de sa vie alors qu’il venait tout juste de terminer son Doctorat.

Ils eurent tout naturellement des enfants que Benedetto vit à peine grandir tant son métier l’accaparait.

Il ne put combler son absence et quand les enfants partirent de la maison, il se rapprocha beaucoup de sa femme. Ils vécurent alors un bonheur nouveau.

Il se rendit compte que sans elle, il n’aurait pas accompli tout ce qu’il avait fait dans sa vie. Elle l’avait épaulé, soutenu, encouragé, réconforté dans tous les événements de sa vie privée et professionnelle en restant toujours dans l’ombre.

Malheureusement, ce paradis ne dura pas et sa femme fut emportée par la maladie.

Benedetto se sentit alors coupable de ne pas l’avoir remerciée, ni même peut-être, pas assez aimée au bon moment.

Maintenant qu’elle n’était plus là près de lui, il réalisait combien sa présence lui avait été précieuse.

Depuis, il n’avait plus goût pour grand-chose.

Ses balades en montagne ne lui procuraient plus autant de joie. Cela faisait quatre ans qu’il avait cessé de marcher.

Tout lui manquait. Sa présence silencieuse, son regard qu’il sentait sur ses épaules quand il pêchait la truite. Elle les faisait griller sous les flammes d’un feu de camp allumé à l’aide de quelques branches mortes de mélèzes ayant cassé durant l’hiver sous le poids de la neige.

Benedetto pêchait à la mouche. Sa femme regardant à distance, le mouvement du poignet et de l’avant-bras prolongés par la canne.

Le fil souple décrivait des arabesques dans l’espace au-dessus de l’onde et effleurait la surface du lac.

Quelques cercles d’eau témoignaient d’un mouvement de poisson qui gobait un insecte. Certains d’entre eux se laisseraient bientôt tenter par le leurre.

Benedetto aimait la pêche vraiment pour le plaisir du contact avec la nature et se contentait d’attraper seulement ce dont ils avaient besoin pour le repas.

La marche lente autour du lac et la concentration demandée par ce sport lui permettent d’oublier tous les tracas du quotidien.

Benedetto passa le Pas de la Cavale vers sept heures du matin, juste au moment où le soleil dardait ses premiers rayons sur la crête des montagnes. Il avait subitement décidé de se rendre à ce lac où il allait souvent avec sa femme. Il lui semblait qu’une force irrésistible l’y attirait mais il n’aurait su en préciser l’exacte raison.

La seule chose qu’il savait, c’est qu’il FALLAIT qu’il y aille.

La veille, il avait échangé quelques paroles avec son voisin au sujet de Balkan, son labrador.

- Antonin, si je ne reviens pas, occupez-vous de lui.

- Hé bé ! Comment qu’y parle aujourd’hui ? Z’êtes toujours revenu m’sieur Benedetto, pourquoi que vous reviendriez pas ?

- …Ah, on sait jamais…

- Pour sûr que je m’en occuperai de v’te bête si vous arrivez quéque chose. Ma c’est pas d’main la veille, hein !

- Oui, bien sûr Antonin. Mais cela me tranquillise de le savoir. Allez bonsoir Antonin.

- B’soir M’sieur Benedetto.

En partant de la maison, le cinq juillet, il avait omis d’ôter du calendrier le feuillet de la veille. Or, le six juillet était l’anniversaire de la disparition de sa femme.

Benedetto repensait à sa conversation avec Antonin, tout en marchant à allure régulière.

Il cassa la croûte rapidement vers midi puis repartit aussitôt car il avait encore trois heures de marche.

Quand il arriva au lac, le soleil était encore haut.

Il chercha un endroit plat et herbeux et entreprit d’installer son campement.

Puis il rassembla quelques branches qu’il mit en tas autour de pierres soigneusement choisies.

Il partit ensuite autour du lac pêcher.

Deux heures après, sa nasse contenait deux belles truites.

Il sortit de son sac à dos deux tiges fines de bambou et enfila les truites dessus pour les faire griller.

Le bois qui s’enflamma produisit un craquement. Benedetto le remua au bout d’une demi-heure pour étaler les braises et disposer ses brochettes.

Son repas terminé après s’être lécher les doigts et les avoir rincés dans l’eau du lac, Benedetto s’allongea dans l’herbe.

La fraîcheur tomba avec l’apparition des premières étoiles. Benedetto enfila une polaire et s’assit les bras autour des genoux repliés.

La surface du lac ressemblait à un miroir et Benedetto la contempla sans arriver à en détacher son regard.

Il attendait.

Quoi ?

Il ne savait pas.

C’est alors qu’il vit une lueur dans le lac qui attira son attention. Il se leva et s’approcha.

Au même moment une brise souffla et le décoiffa légèrement. Benedetto se passa une main dans les cheveux.

Arrivé tout prêt de l’eau, le vent s’intensifia pour rider la surface du lac comme si une tempête se préparait. Benedetto leva la tête et regarda le ciel.

Les étoiles scintillaient. Le ciel dégagé annonçait une belle nuit.

Quel élément soudain faisait virer le temps ?

Puis, le vent tomba d’un coup, aussi brusquement qu’il était venu. La surface du lac s’illumina.

Benedetto la regarda et vit sa femme lui sourire comme de l’autre côté d’un miroir. Elle semblait lui parler mais il n’entendait pas ses paroles. La seule sensation qu’il avait, c’est qu’elle paraissait heureuse et cela l’emplit d’un bonheur sans précédent. Ses yeux s’embuèrent.

Sa femme lui tourna le dos et marcha vers le fond du miroir, elle se retourna en riant. Benedetto comprit.

Tout à coup, il pensa à Balkan. Il ne pouvait pas l’abandonner sans même un au revoir.

Un mouvement d’air rida l’eau qui se relissa aussitôt. Benedetto aperçut Balkan. Il jouait chez Antonin dans le jardin. Balkan n’avait jamais été chez Antonin… Benedetto sourit.

Alors, il fit, ce qui lui semblait être la chose qu’il attendait depuis quatre ans.

Il ôta ses chaussures, les disposa doucement sur un rocher, puis entra dans l’eau. La fraîcheur de celle-ci n’eut aucun effet sur son corps, son esprit était déjà ailleurs séparé de son enveloppe charnelle.

Il fixa les abysses du lac où miroitaient les étoiles. Sa femme s’était éloignée et n’était plus que l’une d’entre elles.

Benedetto ressentit une paix intérieure jamais inégalée. Il avança et s’enfonça dans le lac.

Le vent se releva et forma des vagues à la surface de l’eau qui recouvrirent Benedetto.

Le calme revint autour du lac.

A ce même moment, Antonin assis sur sa terrasse admirait la voûte céleste, s’amusant à reconnaître les constellations, tout en fumant la pipe.

- De Dieu ! Celle-là d’étoile, j’l’avais encore jamais vue !

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