Les pivoines
Louve
Le cerisier, dans le jardin, tu l'avais fait couper car il dépérissait peu à peu et ne donnait guère plus de fruits, mais un autre, déjà, repoussait à sa place ...
Et puis, ta raison a basculé, et tu t'es retrouvée, pas au pavillon des têtes écorchées, non, au pavillon des "petits vieux" qui stagnent quelques temps encore, leur ombre s'accrochant, en un dernier réflexe de vie, à la barre des couloirs tristes et anonymes de ce grand hôpital.
Dans ce petit jardin où les pivoines perdaient leurs pétales dès qu'on les frôlait, où les roses embaumaient, au milieu de nos rires, tu devenais soudain grave, ton regard inquiet s'affolait :
- Surtout, quand je ne serais plus là, rassemble toutes les photos, ne les laisse pas se perdre à jamais.
Ces photographies de famille auxquelles tu tenais tant, c'était ta grande peur de les voir disparaître.
-Mais, tu sais bien que je suis là, Maman ...
C'est pourquoi, en ce triste après-midi d'automne, alors que tes forces diminuaient dans cette chambre impersonnelle, j'ai tourné la vieille clé de cette maison esseulée, mais si baignée de souvenirs.
Tout était à sa place, les petites choses de ta vie t'espéraient encore. Mais, ce silence m'atteignait en plein cœur. Le poste de radio, dont le "crin crin" m'écorchait les oreilles, lorsque je venais te rendre visite, me semblait bien trop silencieux à présent. Les portes des armoires, une fois tirées vers moi, je me sentis presque indiscrète, comme si je violentais ton intimité. Je me sentis comme une cambrioleuse dans ces pièces trop silencieuses. Drôle de sensation ! Alors, j'ai vite rempli un sac de tes précieuses photographies, des brassées de souvenirs en noir et blanc. Voilà, Maman, elles sont, à présent, en sécurité et j'espère qu'après moi, mes enfants prendront le relais et les préserveront ainsi de l'oubli.
J'ai continué, bien sûr, à te rendre visite. Des mots de peur s'échappaient parfois de ton esprit tourmenté, mais heureusement, la lucidité, refaisait, par instants, surface et sur ce lit, faible, amaigrie, tu me serrais alors dans tes bras, comme tu ne l'avais jamais fait auparavant.
Et puis, ce fameux mardi, j'étais là, seulement depuis quelques minutes, quand une infirmière revêche, flanquée d'un assistant, est arrivée et ils t'ont "embarquée", sans plus d'explication, pour de nouveaux examens.
-Au revoir, Maman, à demain !
Tu ne m'as pas répondu, et j'ai vu ta silhouette résignée, disparaître, avalée par l'ascenseur. Ce que je ne savais pas alors, c'était que cette image de toi, vivante, resterait à jamais gravée dans mon esprit. Et, même à présent, j'en veux encore à cette femme qui t'a arrachée à moi, sans un sourire, sans un mot de compassion. Je n'ai pu profiter de ce dernier après-midi avec toi. Cet "au - revoir" auquel tu n'as pas répondu, parce que tu étais dans un autre monde, m'avait brisé le cœur. Mais le psy. de l'hôpital a eu ces quelques mots :
-Elle vous a dit au - revoir, la veille, en vous serrant dans ses bras, comme elle ne l'avait jamais fait auparavant.
C'est fou, comme une simple phrase peut réconforter ! Elle savait, elle sentait, qu'elle allait partir, et moi, qui ne m'en doutais pas, ai-je, inconsciemment réalisé cela en lui offrant, au moment de cette brève étreinte, les deux larmes que je ne lui avais, moi non plus, jamais données ! Chez nous, on ne se plaignait pas comme ça. Chez nous, on ravalait nos chagrins. Cela me fait penser à une certaine chanson, une chanson du grand Jacques.
Après son départ pour jamais, je suis retournée encore quelques temps dans la vieille maison, pour y glaner des affaires, de précieux souvenirs.
Et, seule, dans ce petit pavillon endeuillé, je m'asseyais, encore et encore, dans le trop pesant silence à la même place, à la table de la cuisine à la toile cirée bleue, et je repensais aux mots échangés, à nos rires, nos fous-rires, à tous ces petits bavardages à propos de tout et de rien. Pas d'effusions, certes, mais une grande complicité tissée lentement, toutes ces dernières années. Je te revoyais me préparer un cappuccino, lorsque le dimanche matin, après mon footing, je venais te surprendre, pour ton plus grand plaisir. Je revoyais ta silhouette devenue bien hésitante, traverser ce couloir, pour chercher les tasses dans le bahut, dans la pièce d'à côté. Je te redessinais dans le jardin, s'accrochant à moi, pour ne pas tomber ...
Et puis, j'ai refermé définitivement, les volets sur le jeune cerisier, le jardin témoin de tous nos éclats de rire, les chaises de paille, le joli puits où les œillets si timides jetaient leur pâle couleur mauve. J'ai laissé là, les fraises des bois, réfugiées près du vieux mur, si parfumées, que l'on allait dénicher avec les enfants. J'ai laissé là, le panier où les verres s'entrechoquaient, où le délicieux nectar glissait, comme une délivrance, dans nos gorges assoiffées, lors de tous ces étés brûlants. J'ai tourné le dos à toutes ces roses, aux tendres pivoines aux couleurs acidulées, aux pétales si fragiles ...
Nous ne chercherons plus, serrées frileusement, l'une contre l'autre, sur les marches du seuil, un restant de chaleur, un restant de bien-être, dans l'été finissant, en attendant que reviennent toutes ces primevères qui égayaient la pelouse, malgré la mousse qui la dévorait. Nous ne cueillerons plus le muguet à pleines mains. Il se plaisait tant sur le côté caché, ombragé, de la maison. Et le lilas, tout au fond, comme il sentait bon !
Mais je te chercherais toujours dans la démarche d'une petite dame âgée, à la démarche chaloupée, incertaine ... Je l'avais aperçu un soir, elle marchait devant moi, dans cette petite rue déserte : "la rue du puits perdu", quelle coïncidence, ça ne s'invente pas ! Je l'ai suivi, bien respectueusement, et durant quelques instants, j'ai imaginé que c'était toi.
Comme je te l'avais promis, j'ai gardé, au fond d'une armoire, toutes ce photos d'un temps passé. Je les étale, parfois, sur le parquet de ma chambre, tout autour de moi, et j'oublie tout ce qui vit, je suis seule avec toi.
J'ai gardé au fond d'un tiroir, ce chemisier, ce gilet de laine au rose passé ... ils gardent encore ton parfum, même après toutes ces années ...
Que d’émotions, de douceur et de justesse pour traiter d’un sujet si douloureux. Merci...
· Il y a presque 9 ans ·nuances
C'est moi, nuances !
· Il y a presque 9 ans ·Louve
Votre texte est magnifique ; il nous ramène à nos propres chagrins avec beaucoup de pudeur et de sensibilité. Quant aux photos, elles nous font du bien mais elles ne peuvent transmettre le vécu comme le font les mots
· Il y a presque 9 ans ·Susanne Derève
C'est vrai, les photos sont figées, et puis ne pas trop les regarder car c'est bien triste en fin de compte.
· Il y a presque 9 ans ·Merci beaucoup Suzanne !
Louve
Tu m'as beaucoup ému. Tu sais, les pivoines sont des fleurs immortelles:)
· Il y a presque 9 ans ·same
Oui, même si elles ne restent pas longtemps en fleurs ! C'est une pluie de pétales ensuite ! Merci beaucoup mouflette !
· Il y a presque 9 ans ·Louve
c'est tout en murmures. Très pudique et doux, comme beaucoup vous l'ont dit. C'est bien sur très bien écrit, très fluide, et sensible.
· Il y a presque 9 ans ·elisabetha
Merci mon elisabetha ! Bonne journée !
· Il y a presque 9 ans ·Louve
quelle émotion Martine ... doux doux
· Il y a presque 9 ans ·Marie Guzman
Merci petite Marie !
· Il y a presque 9 ans ·Louve
Un très très beau texte qui renvoie à ses propres chagrins et inquiétudes avec beaucoup de sensibilité
· Il y a presque 9 ans ·Dominique Arnaud
Un grand merci pour ton commentaire Domi ! Gros becs !
· Il y a presque 9 ans ·Louve
c'est magnifique.
· Il y a presque 9 ans ·Maux Délaissés.
Merci Maux pas du tout délaissés !
· Il y a presque 9 ans ·Louve
Magnifique Martine!
· Il y a presque 9 ans ·anne-onyme
Merci beaucoup Anne !
· Il y a presque 9 ans ·Louve
Toujours aussi émouvant Martine, mais j'aime bien le texte précédent écrit d'un jet, dans l'émotion. Bisous !
· Il y a presque 9 ans ·nilo
Oui, j'ai juste réparé quelques erreurs : des fautes par exemple, et rajouté un ou deux mots plus jolis, comme, par exemple : la maison baignée de souvenirs parce que "chargée" m'agaçait. J'entends toujours ce mot à la TV, mais je n'arrivais pas à en trouver un autre et puis il m'est venu tout naturellement lors de cette deuxième écriture, mais je n'ai pas vraiment changé grand -chose, je t'assure ! Bisous à toi !
· Il y a presque 9 ans ·Louve
J'étais trop émue à la première lecture ! Bisous Martine.
· Il y a presque 9 ans ·nilo
moi aussi, comme toi ! Evidemment, lorsque je l'ai remis au propre, l'émotion était moins forte, mais quand même. J'ai écris d'autres texte sur ELLE : "Une page de vie" "Fleurs de sel" "Tournez manèges" " Je pense également : "Une fille en fleur". Il y a également : "quatre mots" dédiés à ce père que je n'ai pas connu, mais écrit pour elle aussi. et "Un peu de son sourire" J'en ai écrit aussi pour ma fille disparue, que je n'ai pas mis en ligne sauf un dans une nouvelle : "Les femmes à travers le temps". Il y a d'ailleurs sa photographie dans un passage.
· Il y a presque 9 ans ·Louve
le poème pour ma fille est dans le 15ème chapitre de "Femmes à travers le temps".
· Il y a presque 9 ans ·Louve
Je vois que nous avons d'autres points communs ce n'est pas pour rien que la mère tienne une place aussi importante. Bonne soirée à toi.
· Il y a presque 9 ans ·nilo
émouvant ! et beau,,,
· Il y a presque 9 ans ·Patrick Gonzalez
Merci beaucoup Patrick !
· Il y a presque 9 ans ·Louve
;-)
· Il y a presque 9 ans ·Patrick Gonzalez
:)
· Il y a presque 9 ans ·Mario Pippo
Bonjour Allan ! J'ai réécrit mon texte, trop de choses "clochaient ! " Bonne matinée !
· Il y a presque 9 ans ·Louve