L'Ombre du Souvenir
patrick-montoulieu
Dans une lettre à une femme qui croyait s'être reconnue dans À la recherche du temps perdu mais qui se plaignait de ne pas être fidèlement restituée, Proust dénonçait déjà "la bêtise des gens du monde qui croient qu'on fait entrer ainsi une personne dans un livre".
Dans Le temps retrouvé, il explique : "quand l'écrivain écrit, il n'est pas un nom de personnage inventé sous lequel il ne puisse mettre soixante noms de personnages vus, dont l'un a posé pour la grimace, l'autre pour le monocle, tel pour la colère, l'autre pour le mouvement avantageux du bras, etc."
.../... " C'est dans la mesure même où ils ne correspondent à aucune personne particulière déjà existante, même s'ils empruntent chez telle ou telle quelques traits, qu'ils incarnent les soixante, les milliers ou les millions d'autres. Ils ne sont pas réels, ils sont plus que réels ".
"Cette histoire est vraie puisque je l'ai inventée" Boris Vian.
L'air du soir était rempli de ces vapeurs fraîches d'un amour interdit qui ne doit pas éclore.
Entouré de gens aimants, je ne parle à personne. Je ne suis pas malheureux, juste un petit peu mal à l'aise. Un léger complexe d'infériorité associé à une timidité maladive me fait toujours préférer les rencontres en petit comité et les rassemblements plus intimistes aux soirées fastueuses dans lesquelles je me retrouve plus seul que jamais. Un verre de vin rosé bien frais à la main, j'accepte un toast et cherche à poser un vague regard faussement intéressé sur quelque chose ou quelqu'un. Au loin, le quartier de lune ne pourra plus très longtemps s'accrocher aux branches hautes des grands sapins et des mélèzes. Prés de l'étang, un essaim d'enfants s'enroule autour de la barrière des chevaux.
Trois générations de la petite dynastie des Barneville s'installe paisiblement dans les jardins de Montoulieu avec cette joie simple et confortable propre à vous réconcilier avec cet esprit idyllique d'une famille heureuse et réunie. Une famille qui s'attache sans efforts et avec succès à se donner des preuves d'amour. Qui debout, autour du buffet copieusement garni ? Qui installé dans le salon de jardin en bois buvant et fumant ? Qui sur le petit mur de pierres, une assiette sur les genoux ? Les enfants courent autour des tables avec l'excitation fiévreuse des soirs de fêtes. Une belle soirée de fin d'été déroule sa mélodie joyeusement triste au parfum si charmant des veillées d'adieu, comme une pianiste tombée dans l'oubli laisserait courir ses longs doigts décharnés sur le clavier du temps qui s'enfuit vers une aube incertaine.
C'est ma dernière soirée à Montoulieu. Demain, je rentre à Paris. Finies les vacances, la grande maison familiale, les apéros-dinatoires, les grillades improvisées, les parties de tennis et les leçons de piano, les auberges espagnoles, le parcours de golf de la plaine, les tours de quad sur les chemins forestiers, les omelettes aux champignons, les parties de burracco au coin du feu, les balades à cheval, les longues heures de lecture à l'ombre du merisier et les pique-niques dans les bois. Il me faut quitter tout cela, me séparer encore et toujours des gens et des lieux qu'on aime. La vie n'est qu'une interminable succession de petits bonheurs qui se déchirent en souriant et de belles rencontres se desséchant dans la solitude d'un souvenir déjà poussiéreux.
Hormis les quelques psychopathes manipulateurs qui me font l'honneur terrifiant d'être de mes lecteurs, je suis un peu comme vous tous : je hais ces départs qui se conjuguent avec les larmes d'une déchirante séparation. Je hais ces départs qui nous laissent seuls sur un quai de gare ou dans un aéroport. Je hais cette petite mort de l'âme qui fragmente l'espérance et scinde le coeur. Ce soir plus que jamais, ce départ m'est particulièrement douloureux.
Sans doute par la faute de mon éducation ou les influences de mon histoire.
Car ma famille à moi, c'est un père admirable qui s'est enfuit au bout du monde il y a vingt cinq ans sans laisser d'adresse, sans explications. Un père qui doit être toujours de ce monde et qui se montre si indifférent envers ses enfants que l'indifférence elle même en est décontenancée d'émerveillement.
Ma famille, c'est une mère trompée, trahie, blessée et profondément meurtrie sous le masque joyeux et positif qu'elle à l'élégance de porter tous les jours et qui depuis cet abandon et son divorce se fait plus présente encore auprès de ses quatre fils.
Ce sont mes trois frères que je ne vois pratiquement jamais et qui sont pourtant les complices lointains mais bienveillants de ma chienne de vie.
Et bien sûr, ce sont mes deux beaux garçons qui vivent chez leur mère depuis notre séparation.
Ma famille à moi, c'est une déchirure aimante qui ne vit sa joie que dans le secret des coeurs avec la pudique délicatesse de ne garder ses larmes que pour la prière. Une décomposition quasiment réussie dans tous ses aspects. Tout ce qui pouvait se détruire, se déconstruire à été démoli avec une élégance qui ferait frémir de jalousie le plus raffiné des dandys.
Enfin, régnant sur les décombres de cet amour conjugal et familial, totalement impliquée dans la recomposition de cette cellule si abîmée et pour le bonheur de tous les jours : Marie, ma femme tant aimée qui partageait et supportait le sale caractère, les blessures et la précarité de son professeur de musique de mari depuis plus de dix ans avant que la moto qui nous conduisait à Aigues-Mortes, comme tous les ans à la Pentecôte, ait finit sa trajectoire sous la glissière d'une petite route des Corbières. Le Ciel est heureux de recevoir ma Marie. Depuis ce jour tragique, chaque jour qui passe sans elle est un jour de plus gagné contre la tentation morbide de vouloir la rejoindre. Voilà maintenant trois ans et quatre mois que je me refuse au bonheur et m'interdis toute relation amicale avec une femme qui pourrait être suspectée d'être en devenir d'une relation amoureuse. Moi qui ne lui offrais que trop rarement des fleurs, je ne me pardonnerais jamais de lui avoir offert le Ciel. Je ne suis plus que l'ombre amoureuse de son fantôme, l'ombre blanche, livide et blême du souvenir.
Alors que je me noyais dans un verre de rosé rempli de ces pensées mélancoliques, le regard brumeux et l'esprit vagabond accrochés à ce dernier quartier de lune qui m'échappait inexorablement, je pensais encore et toujours à ma Marie, plus présente que jamais et sans doute perchée sur ce croissant argenté qui brillait de la joie éternelle de son sourire.
A pas feutrés, Solange s'approcha de moi sans que je la visse et me glissa quelque chose dans la poche arrière de mon pantalon. Quelque chose comme une lettre, une enveloppe, un billet, je ne saurais le dire. Puis elle me fit face :
- Merci pour Juliette, elle à adoré tes leçons de piano.
- Ah Solange !... Oui, je crois qu'elle a compris quelques trucs sur les accords de Blues en Do septième. Je suis ravi pour elle. Elle se débrouille vraiment très bien.
- C'est incroyable comme tu sais y faire... Tu sais qu'elle t'aime Juliette ? Elle t'aime vraiment, tu comptes beaucoup pour elle.
- Ah bon ? Tu crois ?...
Elle confirma d'un clignement appuyé des paupières, pinçant légèrement ses lèvres tout en baissant la tête.
- Merci Solange, cela me touche, ça me fait plaisir !... Mais tu sais, c'est réciproque... C'est vrai que l'on s'entend bien tous les deux.
Je me surpris à être gêné d'avoir été si audacieux car je sentais bien qu'elle avait envie de comprendre le double sens de ma réponse. Après un court silence voluptueux, relevant légèrement le menton, elle me répondit en prenant son air le plus détaché qu'elle put et que j'aime tant :
- Pourtant tu sais, elle l'aime son Fabrice, son prof de piano habituel. Hier soir encore elle me disait : "- Tu sais quoi maman ? Je l'aime tellement fort Pierre-Yves. J'aimerai tant qu'il soit mon prof pour toute la vie, il est trop génial, il va me manquer, il me manque déjà…"
Solange faisait parler sa fille mais mon âme amoureusement inquiète et perturbée par des rêveries personnelles n'entendait que l'écho de sa voix mélodieuse caressant mon cœur. Je demeurais agréablement anéanti. Elle posa sa main sur mon bras, comme pour me rattraper d'une chute et son regard doux explorait les profondeurs muettes des sentiments. Je frissonnais. J'entendais les palpitations du silence qui s'ensuivit. En l'espace d'une seconde, je me racontais une fable extraordinaire dans laquelle je sortais vainqueur. Je ne savais plus très bien distinguer la réalité de l'imaginaire. Ses lèvres disaient les paroles de la petite Juliette mais ses yeux ne débordaient-t-ils pas de cet amour qu'elle ne sait plus comment contenir ? Je lui propose un verre de rosé avant de me resservir et nous trinquons aux progrès de sa fille et à cette belle soirée dont je voudrais pouvoir en retenir le cours. J'étais bien. Je suis si bien en sa compagnie et je suis certain que c'est réciproque. Tout vibre en ce sens.
Quelles sont-elles ces raisons indéfinissables qui me font imaginer que nous passons l'un et l'autre, année après année, par de petites étapes successives et imperceptibles où la complicité, l'affinité et la douce amitié d'une cousine par alliance se transforme peu à peu en une délicate attention de chaque instant et une immense et respectueuse tendresse que nous avons l'un pour l'autre et qui se rapprocherait du sentiment amoureux ?
Sont-ce ces regards adorablement insistants échangés à la dérobée et dans lesquels nous pouvons y lire tout à la fois les délices prometteurs d'un amour joyeux et les interdits d'une relation qui ne pourra sans doute jamais aboutir ?
Sont-ce ces paroles aimables au subtil parfum d'un second degré dont nous serions les seuls à décoder l'amour secret qui s'y blottit ?
Lorsque je me surprends à imaginer l'avenir improbable de nos deux cœurs, je ressens aussitôt un effrayant vertige devant l'immensité de cet espace vide dans lequel doit nager cet impossible amour. Ce ne peut être qu'une amitié sincère et forte. Dans la lumière, je l'aimerais comme la sœur que je n'ai pas eue, comme une amie d'enfance, une complice, un copain, comme l'épouse aimée du cousin de ma femme. Mais dans l'ombre... Dans la nuit...
Une légère agitation se fait sentir dans le jardin qui frissonne. Les pleurs des enfants épuisés précipitent le départ des parents plus âgés. Le rangement s'accélère en cuisine au rythme des verres qui s'entrechoquent dans le lave-vaisselle.
La funeste échéance de cette séparation que tout annonce augmente un peu plus encore le désir de nous rapprocher l'un de l'autre une dernière fois. Solange me passe le bras autour du cou pour me faire trois bises si tendrement appuyées et particulièrement affectueuses. Je passe alors ma main dans son dos et la serre imperceptiblement contre moi pour lui communiquer un peu plus encore mon émotion et répondre à ce désir qui nous étreint. Ses yeux brillaient dans l'obscurité. Sans doute le reflet d'une étoile.
Je rejoignais, du pas hésitant de celui qui ne veut pas partir, ma voiture garée dans le pré du bas. Les lumières extérieures de la maison ne suffisent plus à éclairer le chemin. Montant dans l'obscurité, une voix familière, une conversation, des rires, des ombres et enfin des visages. Solange était là, devant moi, toute proche, je pouvais la toucher. De nouvelles embrassades et des remerciements, des bises et des mots d'adieu. Je me tourne vers Solange pour l'embrasser pour la deuxième fois, comme le ferait un étourdi ému par le champagne et le rosé. A aucun moment Solange ne fera remarquer mon amoureuse inadvertance.
Joseph tenait sa petite Juliette par la main puis passa un bras protecteur et possessif autour de la taille de Solange :
- Alors Pianiste !... On te revoie quand maintenant ?... Tu vas regagner ton Paris pollué ? Tu redescends à Montoulieu pour la Toussaint ? et d'autres questions débiles qui saccageaient le silence gênant remplit de volupté.
Solange était pâle, silencieuse et suspendue à ma réponse, visiblement gênée d'être au bras de son mari.
- Oui... La Toussaint, pourquoi pas... Sans doute quelques jours... Je ne sais pas encore... Mais je reviens dans un peu plus d'une semaine, pour le mariage de Clémence.
Cette dernière bonne nouvelle mettait un peu de baume sur les déchirures de la séparation.
Toulouse, le 21 septembre 2012
Cette nouvelle est un vrai plaisir de lecture, tout d'abord la fluidité de l'écriture, j'aime la façon dont tu livres tes états d'âme, tout en sensibilité et émotions , totalement séduite , merci
· Il y a presque 12 ans ·marielesmots
Je suis restée sous le charme du début à la fin. C'est délicat et rempli de pudeur. C'est une belle musique mélancolique.
· Il y a presque 12 ans ·Votre écriture est fine, et très élégante. Une suite serait une chose merveilleuse.
divagations-solitaires
Tout d'abord bonjour et merci de m'avoir demandé dans vos contatcs.
· Il y a presque 12 ans ·Je trouve que votre nouvelle est une belle leçon de piano.
Un des plus beaux morceaux de musique que vous avez composés.
Et sinon, quoi dire, je comprends.
vaureal
très touchant et j'aime beaucoup votre écriture.
· Il y a presque 12 ans ·monamacdee
Ca me plait beaucoup
· Il y a presque 12 ans ·Helene Bartholin
sensibilite ,delicatesse,j'aime beaucoup.(ne manque t'il pas un morceau entre la page6 et7?)
· Il y a presque 12 ans ·saki
je n'ai pas le temps ce soir mais je reviendrais. votre univers me plait et votre plume respirante...
· Il y a presque 12 ans ·promis.
smilling-cocoon
Il y a comme un parfum de Grand Meaulnes dans ce récit, joliment, si joliment écrit ...
· Il y a presque 12 ans ·fuko-san
Une belle écriture !
· Il y a presque 12 ans ·Philippe Larue
Moi aussi, j'aime beaucoup !
· Il y a presque 12 ans ·3d0
J'aime beaucoup, c'est plein de délicatesse, très sensible, l'expression "réverbération de l'âme" de Nestor Barth, je trouve, convient bien
· Il y a presque 12 ans ·Edwige Devillebichot
Cette nouvelle me plait. Le sujet pourrait être banal s'il n'était pas comblé de réflexions intimes et de reverbération de l'âme qui rend votre texte je dirais assez sublime. J'applaudis
· Il y a presque 12 ans ·et suis jaloux même un peu au fond de moi. je ne devrais pas mais on ne se refait pas. Quand je lis Céline ou Zweig ou encore Chateaubriant, je me demande ce que je fous à vouloir écrire, moi, l'imbécile que je me trouve.
Avec vous en lisant j'avais l'impression de sucer un bonbon. Et j'aime les bonbons.
Et voilà que je suis en train de dire combien j'aimerais vous imiter !: Non ça ne se fait pas. Je reste ce que je suis.
Bravo encore!(simplement attention à quelque petites fautes orthographiques ) Cela vaut la peine de corriger) nestor barth. (Faites-vous éditer : savez-vous comment ?)
Nestor Barth