Mise en bière

Chris Toffans

Cela faisait trois plombes que je l'attendais accoudé au comptoir du buffet de la gare. Quelle idée j'avais eue de lui donner rendez-vous dans un endroit aussi sordide. On ne peut pas dire que la monotonie y règne en maître, vu le nombre de gens de passage qui viennent là chaque jour pour s'en jeter un ou deux en attendant leur correspondance. Mais c'est froid comme ambiance. Tout le monde a l'air pressé, stressé, anxieux, voire carrément fatigué de vivre, et personne ne connait personne. Même ce garçon de café, qui ne manque pourtant pas d'énergie, semble ne pas être à sa place dans cet espace public à la convivialité artificielle. Son sourire figé trahit une lassitude endurée depuis trop longtemps, un ennui profond dont l'invariable persistance a fini par le rendre méprisant. A la question "Qu'est-ce que vous avez ?", posée par ces éternels indécis qui ne savent jamais quoi prendre, Jeff récite poliment sa liste de consommations, sans sourciller. Je crois qu'au fond il a envie de répondre autre chose à ces amateurs de tisanes parfumées ou d'eaux gazeuses. "Quest-ce que j'ai ?, J'ai une grande paluche à l'extrémité de mon bras qui ne demande qu'à s'écraser violemment sur ta tronche d'ahuri. Tu m'diras peut-être pas merci mais je suis sûr que tu me demanderas plus rien après ce petit amuse-gueule maison".

Avec moi il n'a pas ce genre de problème. C'est un demi et rien d'autre ; si ce n'est un autre demi puis encore un et pourquoi pas un troisième avant le suivant. Si j'aime la bière ? Sans doute. C'est surtout que je n'aime pas la complication, et encore moins les efforts superflus. En général je m'installe sur le tabouret situé au centre du bar, juste devant la pompe. A la source. Comme ça pas besoin de s'époumoner pour avoir à boire. Parfois un signe de tête en direction de la tireuse suffit à me faire comprendre. Ensuite je lève simplement mon verre vide en regardant la serveuse d'un air apitoyé, et elle rapplique illico pour me remettre à flot.

C'est déprimant le vide, cette impression de bientôt toucher le fond, de sombrer sans fin dans un inextricable néant. Si vous vous plongez dans l'atmosphère pétillante de votre fidèle bibine, vous pouvez observer des milliers de bulles en mouvement. Ces bulles, auxquelles je me plais à m'identifier, se déplacent toujours du bas vers le haut, avec une aisance stupéfiante. Certes, elles font de temps à autre une pause en chemin, pour jeter un œil curieux à travers la vitre, mais elles finissent forcément par refaire surface.
Moi je n'ai jamais connu ce sentiment de légèreté. Il me semble au contraire que j'ai été programmé pour me déplacer lourdement, jusqu'à m'engluer, sur cette planète hostile où la gravité accablante ne convient pas à mon 'amorphologie'.

J'étais en train de méditer cette injustice criante lorsque soudain, au moment où je ne l'attendais plus, elle est arrivée. Alors que je savourais le énième dernier verre de cette triste soirée, celle que j'avais tant désirée avait enfin daigné me rejoindre. A son contact, une douleur à la fois intense et salvatrice m'a déchiré le poitrail de part en part, faisant battre mon cœur à tout rompre. Après quelques secondes de divine souffrance, la tempête s'est apaisée, puis elle m'a emporté avec elle, là haut, hors de ce monde sans oxygène dans lequel je me liquéfiais.

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