Passage à l'acte
inta
C’était un dimanche. Les dimanches parfois s’étendent et se lamentent, c’est ce qu’il ressentait, un ennui tiède, une lenteur fade.
Il a dans un premier temps regardé longtemps le reflet dans le miroir, la grisaille sur les joues, sur les tempes, la banalité, la tristesse aussi.
Puis il a dévalé les marches pour se laisser croire qu’il le pouvait encore, s’est assis à la table de cuisine, n’a même pas jeté un regard sur Dolorès pendant qu’il trempait ses biscottes dans son café.
C’est à cet instant qu’il a pris conscience de quelque chose.
Quelque chose de dur, quelque chose d’effrayant.
Alors que ses yeux s’enfilaient dans le noir du liquide, que des vagues minimes s’écrasaient sur la chapelure, il n’a pas reculé, cette fois là, il n’a pas fui.
Un mur que l’on passe, un mur que l’on dépasse, qu’on franchit, par-dessus ou à travers, suivant la douleur qu’il vous rend, un mur malgré tout, qui mène de l’autre côté.
Elle lisait, une chose insipide, elle lisait et ne voyait pas qu’il avait parcouru une distance supplémentaire.
« Je vais faire un tour »
« Où ça ? »
« Je ne sais pas »
« Tu reviens quand ? »
« Je ne sais pas »
« Mais qu’est ce qui te prend ? »
« Je ne sais pas.
II est sorti, un poids violent sur la nuque, une insistance brute du regard de Dolorès dans son dos. Il ne s’est pas retourné, pas là. Il l’a laissée avec ses mots d’interrogatoire, ses inquiétudes.
Le soleil a tremblé légèrement, la rue s’est ouverte, une lumière différente la livrait pleine. Il allait reprendre le fil du début, devait voir le passage de ce mur, lui donner un nom, l’adopter, le morceler. Il allait refaire tout cela au ralenti et observer chaque image, l’associer à une pensée, puis plus tard, à l’acte.
Parce qu’il aurait un acte, inévitablement.
Même la rencontre avec elle n’a plus de goût. Il regarde ça avec le recul d’un critique sur une toile incongrue.
Elle avait des jambes visibles et longues, un sourire prometteur et des accents de Marylin dans la voix.
Et il était seul depuis trop longtemps, jachère obligatoire après chagrin d’amour.
Ca avait été facile, quelques flatteries parsemées, un repas en tête-à-tête sur une péniche de fortune où les bougies nous trompent sur la lueur des iris, une flânerie nocturne sur des champs magnétiques et des aurores aux allures de symphonies. Elle avait laissé les mains se calquer à sa peau, laissé les corps se fondre dans une danse sans rythme. Lui, avec cette froideur, cette marge qu’il sentait rassurante, l’avait enfermé dans le désir qu’elle avait qu’il l’aime.
Mais il ne l’aimait pas. Il lui avait dit le contraire pourtant quand elle insistait, il avait joué, elle aussi sûrement, elle à croire, lui à dire.
Ses pas de ce dimanche lui paraissaient neufs et vivants, les stigmates sur la pelouse et les brins de verdure qui se tordent et se déplient, la pâleur entière de la rue et les restes de matinée.
C’était blessant de penser à ces années qui n’avaient pas été, ces années de faire semblant de rire, faire semblant de croire. Ce qui l’était encore davantage, c’était le réveil, l’étirement des âmes qui se tendent sur le dehors.
Il avait déjà eu de ses attraits vers le vouloir vraiment, vers une lumière de fond du tréfonds de lui, mais il avait fait demi-tour, la souffrance trop forte, la peur trop grande.
L’herbe sous ses pieds aujourd’hui n’avait pas la même odeur, il savait que le retour serait impossible et l’allégresse qui était sienne à cet instant le déplaçait de l’écart de ses silences à la chaleur de ses soifs.
Il devrait rentrer, regarder Dolorès et lui dire. Ca ne l’effrayait pas, il voulait seulement saisir au passage toutes les grâces de sa lucidité, l’ancrer en lui, la faire sienne jusqu’au trop-plein.
Plus d’échappée, plus de concession, plus de mascarade, définitivement axé sur des spirales à lui, une ouverture sans roulement de tambour, une porte se dessine dans le mur franchit. Il se retourne et voit l’entrebâillement, il est passé de l’autre côté.
Il faut avancer dorénavant dans les brumes d’un rêve que la réalité ne reconnaît pas.
Il revenait pour mieux repartir. Il revenait par les chemins qu’il connaissait de ce passé linéaire et si terne.
Ses mains le portaient, il les regardait fixement, avait le sentiment que son corps entier se reposait dans le creux de sa paume depuis si longtemps.
Loin, plus loin sur l’horizon, un vol d’oiseaux migrateurs dessinait sur la vague des nuages, des traces de crayons noirs. Du bout des doigts, il caressait les ailes doucement, ses bras tendus sur l’interligne.
Lentement, il déplia, délia les cordes qui le tenaient amarré aux mensonges, il mit dans son ventre la lueur de ses yeux et regarda dedans, et plus encore que l’éclat qui ferme les paupières, il eut peur, un instant, une furtive seconde, mais si peu. Il connaissait ce sentiment, c’était son compagnon depuis toujours, aussi il n’eut aucun mal à le détourner de lui.
Il allongea son corps sur le bitume du trottoir, doucement, et laissa son visage se couvrir de la fraîcheur des brises. Puis, enfin, il respira, si fort, il respira si vite, il respira jusqu’au rire, jusqu’au cri. Le cri lui donnait l’accord, celui de sa lucidité retrouvée, celui de ce qu’il était là, maintenant, qu’il allait être toujours, parce qu’on ne peut revenir en arrière quand elle est là, quand elle a pris sa place au centre, visible et évidente.
Sa lucidité, elle lui parle, et c’est si simple, si simple de lâcher prise et de se dire, sans fard, avec amour pour lui, tendresse, de se dire ce qui est et qui ne changera plus.
Ce fut difficile de se relever, peut-être aurait –t-il voulu s’étendre à jamais, suspendu à sa vérité, à la clarté des aveux, à l’abandon pour soi, pas l’abandon de soi.
Tout à l’heure, devant son miroir, celui qu’il ne reconnaissait pas, sur la surface noire du café lourd, ce flou de lui incertain, juste une image, une feuille emportée par le cours d’une eau trouble. Tout à l’heure, il avait su qu’il ne serait plus seulement le reflet.
Il rentra à la maison.
Quand elle le vit, elle ne sut pas ce qui était le pire, son sourire ou le regard flamboyant sur son visage. Il la regardait, dans les yeux, jamais il ne l’avait regardée ainsi. Il semblait avoir arrimé ses regards aux siens pour qu’elle ne lâche pas, pour qu’elle reste ancrée sur ses pupilles.
Ses gestes étaient étranges, souples, il marchait dans sa direction, la tête légèrement inclinée. Elle pensa qu’il ne s’arrêterait pas, qu’il allait passer à travers elle sans heurts. Elle était l’écluse, béante et imperceptible, l’inutile.
Lorsqu’il fut près de la toucher, il posa ses mains sur ses épaules, continua de laisser ses yeux mangés les siens et il lui dit tout.
Il commença par la fin :
« Je vais partir. J’ai trop englué mes envies de lâcheté, trop laissé les lacets de notre vie m’étrangler. Je vais partir pour toujours parce je ne t’aime pas, parce que j’ai inventé , des perceptions d’amour qui n’étaient pas. J’ai écris une pièce où je me fondais dans ce que je voyais des autres. Je frappe les trois coups, je pars.
Je ne sais pas ce qu’est l’amour parce que je ne me regardais pas, je n’avais de vision que celle qu’on me montre ici ou ailleurs, je m’étais falsifié celle des autres. Je n’ai jamais été ça et tu le sais Dolorès, j’ai tellement triché et toi aussi.
Je retrouve mon acuité aux choses, ma portée, je retrouve de la compassion pour ce que je suis. Je pars, je ne te quitte pas, je n’ai jamais été là.
Nous avons ensemble inventé des reconstructions qui n’étaient que d’autres mensonges. On ne construit rien, tout est bâti sur les ruines de ce que nous sommes.
Je ne pars pas à cause de toi. Tu ne peux être la cause de rien, puisque tu n’avais d’importance que dans une scène sans intérêt.
J’ai été si veule, fourbe, je ne sais pas qui était cet homme qui a pris ma place si longtemps, mais j’étais encore là, quelque part, étouffé, muet, si effaré. Aujourd’hui, j’ai tué l’autre, je reviens à mes errances, mes pertes, à mes manques, je ne remplirai plus les vides, je les épouse, je les touche et les vois.
Je ne remplirai plus rien, je navigue sur les néants qui occupent les erreurs passées, je les contemple, je les considère désormais. Je suis là mais plus ici. Alors je pars.
Qu’elle est la force qui fait de nous des acteurs de nos vies, quelle est cette nécessité de nourrir nos illusions, les choyer, les ouvrir jusqu’au parjure de soi. La morale, la peur, l’ignorance ou l’ignorance n’est-elle que ce que nous avons ?
Je cesse, je ne joue plus, je choisis d’être mes choix, je vais les chercher, je ne mettrais pas entre eux et moi des créations de ton miroir ou du mien.
Je ne m’accuse pas, je ne suis pas coupable, pas plus que toi. Je ne me laisserai pas dévorer par tes mortifications, je te regarderai souffrir avec compréhension mais je n’en souffrirai pas.
De loin je saurai que tu crois avoir mal, de si loin. Regarde comme je suis loin, je l’ai toujours été, tu le sais.
Je pars parce que je ne t’ai jamais aimé.
Elle a gémi, hurlé son incompréhension, elle a craché ses lacunes et son insignifiance. Elle a tiré les fils des blessures d’avant, a touché du genou le parquet, elle a vomi sa colère, gesticulait son désaccord.
Mais il est parti.
Elle a pleuré, elle a tant pleuré. Ses rougeurs de bouffissure de larmes n’ont pas gardé les bras qu’elle désirait. Elle l’a regardé s’éloigner et c’était comme s’il s’était enfin rapproché. Elle a crié son nom pour qu’il revienne, a dévalé la pente, petite fille pressée, du brouillard dans les chemins qu’elle traversait.
Mais il partait.
Dans sa marche, où le sol ne semblait plus réel, dans son allure si ferme, il n’a fait aucun mouvement, l’impulsion était devant, le trajet était bonheur et douleur, mais il était le sien. Il n’a plus entendu Dolorès, depuis quand ne l’entendait-il plus ? Juste une vibration sur la terre d’une enfant qui galope, éperdue de peur et démunie de soi.
Il partait.
Il aurait dû se retourner pour refermer la porte derrière lui, mais le vent, complice de sa fuite l’avait claqué sur les mystifications d’amour, sur les tromperies à vivre, sur les semblants de vertige à croire.
Il voyait distinctement les sinueuses ruelles qu’avaient laissé ses années de refuge au centre des carences. Il voyait désormais ce qu’il voulait.
Une silhouette aux courbes rondes et légères sature la ligne devant lui d’un espoir qui grandit.
Il ne sait pas où il va mais une chose est sûre,
Il part.
Et elle meurt un peu.
Le testament de Dolorès
Il aurait fallu que je m’allonge, que je me laisse fondre dans l’épaisseur des draps. Il aurait fallu.
Mais ce n’est pas ce que j’ai choisi.
J’ai choisi les larmes sur le papier et le souffle coupé, j’ai choisi la pluie de joues qui use et éventre les rêves.
Il aurait fallu que j’abaisse les images de raison qui érodent le temps qui passe. Il aurait fallu.
Mais j’ai gommé mes lassitudes, enfermés les appétits d’ignorance, je suis restée debout, une lampe allumée dans la main gauche, le regard mordant les lueurs de la nuit. J’ai marché jusqu’au jour sans legs à mes fatigues, j’ai gravi les heures une à une, plongeant mes dérives jusqu’aux folies des manques. Je ne me suis pas pardonnée, pas vu dans la tourmente des douleurs.
Il aurait fallu que j’accorde des attentions à mes oripeaux de pensée, que je les éloigne un à un. Il aurait fallu.
Je suis en délestage, je me vide au fur et à mesure que mes pas me rapprochent de l’ouverture. Le vent le sait, balance les voiles de taffetas contre le mur qui craque. Je vois l’épreuve parce qu’elle est moi, je la touche et l’enduis de souillure salée que je n’arrête plus.
Je sens mon corps s’enfuir avant l’essor, il a déjà quitté les âmes étranges qui habitent mes mains.
Il aurait fallu que je parle, ma bouche est cousue de fil d’or qu’on ne voit pas, de fil ténu, solide, de cordes d’amarrage aux barques chavirées. Il aurait fallu.
Je me tais, je vais vers le noir de ce seuil, je passerai le barrage des eaux saumâtres, ainsi je dormirai, oublierai les images, je soignerai mon âme et parlerai aux anges.
Très beau texte sur la difficulté qu'éprouvent les êtres à communiquer. Ecriture parfaitement maîtrisée et captivante
· Il y a presque 14 ans ·pouetpouet06
merci CAROLINE,texte émouvant,superbe!
· Il y a presque 14 ans ·guirime
très très émouvant
· Il y a environ 14 ans ·lui, elle ..soi
une très belle écriture merci inta ( et caroline)
ristretto
Moi aussi je suis parti en lisant ce passage, et je n'en suis pas revenu. Superbe !
· Il y a environ 14 ans ·Chris Toffans
Merci Caroline pour ce partage, effectivement, au-delà de l'écriture sublime, c'est l'analyse que fait Inta de l'individu et du couple qui m'a le plus séduit, je partage ton enthousiasme Caroline. Inta, un texte superbe.
· Il y a environ 14 ans ·lapoisse
Merci Caroline pour la recommandation. Je n'avais pas encore pris le temps de le lire, je dois admettre que j'ai eu tort. C'est vraiment beau.
· Il y a environ 14 ans ·.
Écrit, décrit, ressenti ... fort ...
· Il y a environ 14 ans ·archangelia
Inta, tu nous reviens au moins ? Pareillement l'absence de Luciole est bien triste... Je vous attends avec impatience toutes deux.
· Il y a environ 14 ans ·leo
Super beau Inta. Bravo. Quelle écriture ! Quelle force ! J'ai beaucoup aimé.
· Il y a environ 14 ans ·bibine-poivron
J'aime les textes qui ont du style et le votre en est plus que pourvu.
· Il y a environ 14 ans ·Jiwelle
Très très beau
· Il y a environ 14 ans ·pseudo
Bonjour Inta, je suis heureux de te relire et sur une nouvelle en plus,j'ai adoré lorsqu'il commença par la fin, une forte analyse et remise en question de soi sans culpabilisation de l'autre, et cette tristesse de Dolorès si puissamment décrite... Bravo !!! Je confirme la notation de ce texte ;-)
· Il y a environ 14 ans ·leo
Quand tu seras publiée je serai preneuse, Inta!
· Il y a environ 14 ans ·ko0
ta nouvelle me touches énormément, un coup au coeur...
· Il y a environ 14 ans ·gandalf989