Plus bleu que l'enfer (2)

gordie-lachance

Le visage du chinois se durcit quand il le vit entrer. Il fut même à deux doigts de le mettre dehors –Tyler avait déjà passé des heures à essayer la Telecaster quelques jours auparavant, le poussant au bord de la crise de nerfs. Mais il se ravisa quand il vit Tyler sortir une pleine poignée de billets de sa poche. Il délaissa alors son boulier et son livre de comptes, et s’approcha avec un sourire mielleux. Il épousseta en silence un vieux tabouret de piano et invita Tyler à s’asseoir. Il lui proposa une tasse de thé au jasmin de sa voix doucereuse. Tyler refusa, le cœur battant, les yeux rivés sur la guitare. Le sourire du chinois s’élargit encore et il la lui posa sur les genoux d’un air d’avoir déniché le Saint Graal.

Ce qui n’était pas loin d’être vrai.

Tyler caressa longuement les courbes de l’instrument, puis regarda le chinois, petit homme rondouillard dont la silhouette se découpait à la manière d’un bouddha dans la demi-obscurité.

− Vous me faites un prix ? demanda-t-il, la gorge nouée par l’émotion.

− Affaires difficiles en ce moment… gens pas argent pour payer… quatre cent cinquante.

− Quoi ? C’est cinquante de plus que la semaine dernière !

− Guitare très spéciale. Grand pouvoir sur les gens… pouvoir magique.

− Putain, te fous pas de moi… protesta Tyler.

− Vous comprendre bientôt… effet magique, incroyable. Célébrité assurée. Femmes deviennent folles de vous…

− Arrête ton baratin, on croirait entendre une saloperie de gourou. Une guitare c’est une guitare… un morceau de bois avec des cordes et des micros, point barre. Celle-là me plait, c’est sûr, mais faudrait quand même pas me prendre pour un pigeon…

Pourtant, Tyler ne pouvait se décider à la lâcher et à rompre le charme, ce qui aurait été la seule manière de faire baisser le prix. Il était piégé. Le chinois continuait de le regarder comme une bête curieuse, sans se départir de son sourire de faux-cul.

− Si trop pauvre pour payer, il s’en va du magasin et achète une autre, susurra-t-il.

Tyler fit la moue. Histoire de se donner une contenance, il s’assura pour la énième fois que le manche n’était pas vrillé, que les frettes n’avaient pas bougé etc. Mais elle ne présentait pas le moindre défaut, à part ces traces d’usure et de coups –une brûlure de cigarette était même visible au niveau de la deuxième mécanique-, qui loin de l’enlaidir, lui donnaient au contraire une gueule incroyable.

Il sortit les quatre cent cinquante dollars et avala sa tasse de thé au jasmin, la main toujours cramponnée au manche gluant de sueur.

Il émergea de la pénombre oppressante de la boutique avec la sensation d’y avoir laissé une partie de son âme.

La rue était déserte. L’étui contenant la Telecaster pesait dans sa main et lui tirait l’épaule. Le soleil dardait dans ses yeux ses rayons éblouissants. Une poussière âcre tournait autour de lui, portée par le souffle brûlant de midi. Le chinois baissa brutalement le rideau métallique.

Pour la première fois de sa vie d’adulte, Tyler avait pleinement l’impression d’exister.

Il se dirigea nonchalamment vers l’est. Quelque chose en lui avait changé. Il ne marchait plus la tête dans les épaules et les yeux rivés au sol comme à son habitude. Il prenait le temps de regarder les façades colorées des maisons et les balcons en fer forgé débordants de fleurs ; tout comme ces touristes qui débarquaient par cars entiers les vendredis, et que les natifs de la ville avaient tendance à considérer avec un vague mépris.

Il s’assit sur un banc de Jackson square, ouvrit les fermoirs métalliques de l’étui et la contempla un moment. D’une certaine manière, le chinois avait raison.  C’était plus qu’une simple guitare. Plutôt une sorte de talisman, une clef capable de lui donner accès à un autre monde. Il pouvait sentir la force de ses vibrations jusque dans son ventre. Il égrena quelques notes, referma l’étui avec soin et se renversa en arrière, en respirant goulument l’air chargé d’arômes.

Quant il en eut assez, il s’étira comme après un long sommeil, acheta une glace à la pistache à un marchand ambulant et traversa Decatur street en louvoyant entre les voitures.

Il déboucha sur la rive du Mississippi et posa la guitare à ses pieds. Le fleuve, impassible et silencieux, déroulait ses replis boueux jusqu’au Delta.

Tyler adorait le fleuve. Son grand père disait en rigolant que le Delta du Mississippi était « l’entre-jambes de l’Amérique ». Et en effet, il y avait ici quelque chose de sensuel, une moiteur qui n’était pas sans évoquer une immense matrice.

La proximité de ce déversoir gigantesque était à la fois excitante et rassurante. Elle vous enivrait, vous prenait aux tripes et vous laissait désemparé, comme une envie sexuelle solitaire par un après-midi du mois d’août.

Quand il était enfant, Tyler avait coutume de venir prendre du bon temps sur la berge avec sa mère, sa grand-mère et ses sept frères et sœurs. Les femmes s’asseyaient avec un magazine, tandis que les enfants jouaient à s’éclabousser, ou marchaient dans l’eau peu profonde en essayant d’attraper des alvins. Tyler ne se souvenait pas avoir connu de moments plus heureux.

Mais les années avaient passé, amenant leur lot de déceptions et de souffrances. Certains membres de la famille avaient rejoint le cimetière. D’autres étaient en prison. Ça, c’était surtout les garçons. Les filles s’étaient mariées du mieux qu’elles avaient pu –la plupart du temps avec des types sans intérêt-, avant de se disperser aux quatre coins du pays.   

Tyler cracha dans l’eau et shoota dans une boîte de bière vide qui se perdit au loin dans une gerbe d’éclaboussures. Ce n’était pas le moment de s’appesantir sur le passé. Il consulta sa montre et décida d’y aller. Les sorties d’usine auraient lieu dans moins d’une heure, et il avait un bout de chemin à faire. Il s’arrêta dans un drugstore pour acheter une bouteille de Jack Daniel’s et cala le sac en papier -symbole criant de l’hypocrisie ambiante- sous son bras.

Une fois sur place, ils se planta à l’ombre d’un palmier et attendit que les premiers ouvriers sales et barbus franchissent la grille, les mains dans les poches, pour la plupart renfrognés et ivres de fatigue. Pour la centième fois, Tyler se fit la promesse de ne pas finir comme eux. Il serra les dents, compta jusqu’à dix et enfila la rue sans se presser. Comme il l’avait prévu, un sifflement retentit bientôt dans son dos. Il composa sur son visage ce qu’il pouvait faire de mieux comme sourire et se retourna. Bernie arrivait en courant. Il portait une salopette pleine de cambouis et assez de gomina dans les cheveux pour faire tourner une Cadillac pendant toute une semaine.

− Salut Tyler !

− Tiens, ce bon vieux Bernie…

− Qu’est-ce que tu fous là ?

Tyler remua l’étui qui pendait au bout de son bras.

− Oh, je me suis juste fait plaisir, et je comptais fêter ça en me trouvant un coin peinard pour m’envoyer un petit coup.

L’expression de Bernie changea quand il comprit ce que renfermait le sac en papier. C’était un brave type –et un guitariste de grande classe-, mais il n’avait pas pour deux sous de cervelle. Son penchant pour l’alcool avait déjà failli lui coûter sa place au sein des Snarling. Une fois, il s’était pointé complètement rond à un concert important et avait tout dégobillé sur son ampli, ce qui avait rendu Lance le chanteur complètement dingue. Le concert avait fini en bagarre et Bernie n’avait dû de rester dans le groupe qu’à l’intervention de David l’organiste, qui le connaissait depuis longtemps et l’avait à la bonne.

− Ah, d’accord…

− Tu veux te joindre à moi ? Je pourrais te montrer la beauté qui dort dans cet étui…

− Je sais pas trop, on a une répét’ ce soir. Lance va tirer une tronche de dix mètres de long si je sens l’alcool.

− Si tu veux mon avis, Lance n’est qu’un connard prétentieux. De toute façon, il s’agit pas de se saouler comme des porcs, juste une petite rincette entre bons copains…

Bernie faiblissait. Ses yeux allaient de droite à gauche. Sa pomme d’Adam montait et descendait dans sa gorge comme un ascenseur.

− C’est que je devais passer chez moi pour chercher ma Les Paul…

Tyler tapota l’étui de la Telecaster avec un clin d’œil.

− Je te prêterai la mienne, si tu veux. Entre musiciens, il faut s’entraider.

− Ouais, on pourrait faire comme ça. Mais je te préviens, je bois juste une ou deux gorgées pour t’accompagner.

− Pas de problème, vieux, je comprends. Viens, on va se trouver un coin tranquille pour s’installer. Je te promets que tu seras pas déçu, cette guitare est un vrai miracle !

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