Plus bleu que l'enfer (5)

gordie-lachance

La ruelle était déserte. Tyler ramassa un morceau de planche et le posa sur un gros bidon rouillé, que quelqu’un avait placé sous la gouttière pour collecter les eaux de pluie. Au lieu de se fier à la nature, les gens faisaient souvent ce genre de trucs pour arroser leur jardin, ce qui donnait lieu à d’interminables querelles de voisinage.

Il prit un peu d’élan, grimpa sur le bidon et se mit debout en se s’agrippant au rebord du toit.

Le sac n’y était plus.

Un enfroiré de première catégorie –un peu comme lui d’ailleurs…- avait dû l’apercevoir de sa fenêtre et jouer les acrobates pour le récupérer.

Sacrée poisse. Tyler pesta intérieurement. Pas pour ses vêtements, il en avait d’autres chez tante Rosa et après tout on s’en foutait bien, mais pour le cahier de partitions. Pendant des années il avait écouté en boucle les grands bluesman sur son vieux tourne-disques, repiquant leurs morceaux à l’oreille et inscrivant tout note à note…

Il avait compté sur ce cahier pour faciliter son intégration dans le groupe, vu qu’il avait une vingtaine de chansons à ingurgiter en moins d’une semaine. Ce n’était vraiment pas le bon moment pour un coup pareil.

Tyler regarda autour de lui, des fois que le voleur se soit débarrassé du cahier dans la ruelle, mais il ne fallait pas rêver. Il était tellement en rogne qu’il en oublia à quel point sa position était précaire, et lâcha le bord du toit. Comme il se baissait pour redescendre, le bidon bascula et il chuta lourdemant sur le sol en béton. Des litres d’une eau puante et huileuse se déversèrent sur ses jambes. Il resta là un moment, complètement sonné, puis se releva avec peine. Il constata qu’il s’était écorché la paume de la main droite, ce qui le troubla plus encore que tout le reste. Par chance, il pourrait encore tenir le médiator, même si pendant quelques jours il aurait sans doute un peu mal en fermant le poing.

Il faudrait qu’il fasse plus attention à lui. Sans ses mains, il n’était plus rien.

Il sortit de la ruelle, furieux cette fois contre lui-même, mais persuadé de s’en être tiré à bon compte et d’avoir reçu une leçon. Tant pis pour le cahier, quelque chose lui disait que la Telecaster ne le laisserait pas tomber…

En passant devant l’immeuble où il avait vécu avec Bab’s, il ne put s’empêcher de jeter un œil vers leur ancienne chambre. La fenêtre avait été arrachée, sans doute par les pompiers. Une longue coulée noirâtre, mélange d’eau et de suie, avait souillé la façade jusqu’à l’étage du dessous. D’où il était, Tyler pouvait voir un morceau de plafond calciné. Il mit sa main en visière pour échapper à la morsure du soleil et fit un pas en arrière pour mieux voir.

D’un coup, il sentit le souffle lui manquer. Quelque chose, ou quelqu’un, venait de passer devant l’ouverture béante. Cela n’avait duré que le temps d’un éclair, mais il lui semblait avoir aperçu une chevelure blonde.

Une masse de cheveux blonds ondulés, tout comme Bab’s.

L’espace d’une seconde, il fut tenté de tourner les talons et de s’enfuir à toutes jambes ; de mettre un maximum de distance entre lui et cet endroit maudit. Mais il sentait que s’il faisait cela, il ne retrouverait plus le sommeil avant des jours.

Il s’agissait sans doute d’un reflet sur le plafond, ou d’une sorte d’hallucination due à la fatigue, mais il fallait qu’il en ait le cœur net. Sa tranquillité était à ce prix.

Tyler courut jusqu’à la porte –un panneau d’interdiction était cloué dessus, mais il n’en tint pas compte- et monta les escaliers quatre à quatre. L’immeuble était silencieux. Seuls les deux étages supérieurs avaient brûlé, mais ceux du dessous avaient dû être évacués par mesure de sécurité, au cas où cela s’effondre.

Il fut au quatrième étage en un temps record. Il ralentit sa course, le sang battant dans ses tempes et un flot de salive dans la bouche. Une poutre avait crevé le plafond et était tombée dans le couloir, brisant un mur et projetant des éclats de brique et de plâtre dans toutes les directions. Tyler eut un frisson en songeant à ce qui serait advenu de lui s’il avait tardé à sortir. Il enjamba la poutre et avança jusqu’à la porte de la chambre, qui pendait sur deux gonds comme une dent malade. Il envoya un coup de pied dedans et elle céda avec fracas, en soulevant un nuage de poussière. Tyler mit le haut de son tee-shirt sur son nez et avança encore, tant pour échapper à la poussière qui l’irritait que pour atténuer cette odeur indéfinissable qui tombait sur lui comme un suaire. La partie gauche du plancher s’était effondrée. Le canapé avait disparu. Le lavabo –celui-là même où il s’était rasé, plus de mille ans auparavant- penchait vers les abîmes, retenu par le tuyau d’évacuation.  

Tyler regarda vers l’autre côté de la pièce et sentit son sang se glacer dans ses veines.

Le lit avait entièrement brûlé. Il ne restait plus du matelas que quelques morceaux calcinés accrochés comme des moules à la structure métallique.

Le corps de Bab’s n’y était pas. Cela, Tyler pouvait le comprendre. Les pompiers avaient dû l’emmener, ce n’était pas dans leurs habitudes de laisser des cadavres derrière eux.

Mais le reste, il ne le comprenait pas du tout. Pire, chaque fibre de son être refusait d’accepter ce qu’il voyait. Il ferma les yeux, compta mentalement jusqu’à dix –il faisait toujours ça quand il sentait qu’il perdait les pédales- et les rouvrit.

Mais rien n’avait changé.

A la place du corps, posé avec soin sur les ressorts du sommier et en parfait état, il y avait son sac.

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