Pour la liberté [Club Jetez l'encre]
octobell
La chanson qui se distinguait de l’autre côté du mur, dans la cellule voisine, faisait émerger en Sean les souvenirs de sa vie passée. Dans un écho, il entendait les voix de ses frères qui, au loin, déformaient cette mélodie par leurs voix tonitruantes et avinées. La tête bringuebalée sur le côté, ses yeux d’un bleu vitreux fixés sur le mur, il eut tout juste la force de s’octroyer un sourire nostalgique. Cette voix aux accents de désespoir lui faisait presque oublier la douleur des chaînes contre ses poignets irrités. Dans un souffle rauque qu’il peinait même à expulser de ses poumons, il récita les mots à son tour, d’un ton à peine articulé :
« I wept and kissed her clay-cold corpse then rushed over vale and valley
My vengeance on the foe to wreak while soft wind shook the barley… »
La porte de la cellule qui s’ouvrit brusquement l’interrompit dans sa chanson, et ses yeux roulèrent jusqu’au lieu de l’agitation, où de nouveaux prisonniers étaient sèchement balancés dans la geôle. Avant même qu’il ait reconnu qui que ce soit, l’un d’eux se précipita aussitôt sur lui, prenant son visage à deux mains pour le forcer à le regarder.
« Sean ? SEAN ? T’es avec nous Sean ? »
« Hey… » Bredouilla le garçon en forçant un sourire sur ses lèvres.
« Putain il est en train de crever d’inanition… Eh ! » Fintan – Sean avait reconnu Fintan dans cette silhouette bourrue et ce pur accent de l’Irlande profonde tout en ‘i’ et en ‘ch’- se retourna vers les gardiens de l’Armée Britannique qui, fusil au poing, s’assuraient que les prisonniers se rangent bien le long des murs de la cellule. « Vous êtes en train de le faire crever de faim, c’est ça ? Un gosse ? On a oublié de vous intégrer le gêne humanité à la naissance ? »
« Ta gueule le Mick ! » Menaça le soldat le plus proche du résistant. « Sinon c’est la crosse de mon fusil qu’il va bouffer ! »
« Donnez-lui au moins de l’eau, nom de dieu ! »
Le soldat se redressa de toute sa hauteur dans l’encadrement de la porte. Il lorgna Sean et grimaça légèrement, avant de reculer d’un pas et de refermer la porte sur les prisonniers. Fintan se laissa tomber à côté du garçon et secoua la tête. Rob, le « doc » du groupe en profita pour s’approcher à son tour. Il examina rapidement les poignets de Sean, dont la peau était à vif, regarda la blancheur de ses lèvres et de ses paupières inférieures.
« Ca va Rob… » Souffla Sean en faisant un faible mouvement pour se défaire des mains du médecin.
« Ouais bah faudra bien… » Répondit Rob dans un grognement impuissant. Cela faisait plusieurs jours que Sean n’avait rien avalé d’autre que de la poussière. Si ces putains de british ne se dépêchaient pas de lui donner quelque chose à manger, ce n’était qu’une question d’heures avant que les autres prisonniers ne soient témoins de son dernier souffle.
La porte se rouvrit à ce moment-là, et une nuée de soldats envahit la cellule, menaçant chacun des prisonniers de leur fusil pour les maintenir collés au mur, tandis que l’homme que Fintan avait alpagué un moment plus tôt se baissait vers Sean pour le défaire de ses liens. Il l’attrapa par le col et le traîna littéralement hors de la cellule, sous les protestations des autres résistants.
« Qu’est-ce que vous allez faire ? » Cria Fintan un peu plus fort que les autres. « Vous pouvez pas le torturer ! Il a que seize ans, bordel ! Prenez-moi à sa place ! » S’exclama-t-il en amorçant un geste pour se lever, aussitôt avorté par un coup de crosse en plein visage. Il retomba dans un grognement sourd, les deux mains plaquées sur la figure.
Sean aurait bien tenté de résister et se défendre, mais il se savait même incapable de tenir debout. Il n’avait même pas la force de crier. Il fut soulevé de terre et presque jeté sur une chaise sur laquelle il n’aurait pas tenu si des mains puissantes ne s’étaient pas forcées sur son torse pour le maintenir en place. Un verre d’eau et un crouton de pain apparurent sur la table en face de lui, et il rassembla tout ce qu’il avait de forces pour se précipiter dessus, s’étouffant presque avec la mie qui lui restait en travers de la gorge. Il ignora les soldats qui ne détachèrent pas ses yeux de lui les longues minutes que durèrent sa maigre pitance. Il avait l’impression que chaque goutte d’eau, chaque miette de pain le remplissaient d’une force nouvelle. Il avait l’impression que la vie reprenait progressivement ses droits sur son corps famélique. Il en grogna de plaisir.
« Donne-moi ton nom, jeune homme. » Ordonna le soldat de Fintan au bout d’un long moment. Pour autant, il n’y avait aucune sècheresse dans son ton. S’était-il laissé attendrir par les paroles du résistant ? Sean leva ses yeux bleus sur l’anglais, mais se garda bien d’ouvrir la bouche. Ils se regardèrent dans le blanc des yeux pendant de longues secondes de silence, et au bout d’un moment, seule la chanson du mystérieux prisonnier vint interrompre la confrontation. Dans un autre écho, c’était la voix de sa mère qu’il entendait, redonnant ses lettres de noblesses à la triste mélodie, et il se permit un sourire nostalgique.
« Qu’est-ce qui te fait sourire ? »
« Líomóid Crompán… »
« Pardon ?
« Líomóid Crompán, Lemon Creek… C’était comme ça qu’on avait baptisé le bout de plage en bas de la maison. Je me rappelle… Je me rappelle ce qui a valu son nom. Je devais avoir… six ans, maximum, et il y avait cet albatros qui s’était retrouvé coincé sur la plage, ses ailes de géant empêtrées dans le filet que Padraig avait oublié dans le sable. » Il partit d’un faible éclat de rire, tandis que ses yeux s’embuaient du souvenir qui dansait dans sa mémoire. « Il était incapable de finir quoi que ce soit, Padraig. Et je me souviens, ça sentait le poisson pourri, parce qu’il en avait laissé la moitié dans le filet ! C’est ça qui avait attiré l’albatros. C’était la première fois que j’en voyais de toute ma vie… En fait c’était même la seule fois ! Il avait dû se perdre ou je sais pas quoi. Et il était là, à donner des coups avec son gros bec jaune… » Il rit de plus belle à cette évocation. « Et moi je disais qu’il ressemblait à un citron. Vous avez déjà vu le bec d’un albatros, monsieur ? »
Il leva la tête sur le soldat qui, figé, s’était contenté de l’écouter avec les sourcils froncés. L’homme secoua lentement la tête.
« Ca ressemble pas du tout à un citron. Et y’avait Padraig et Darren, et même Niall était encore là à ce moment là. Et ils se moquaient de moi parce que je comparais son bec à un citron. Et le pauvre oiseau qui paniquait totalement en nous voyant sur la plage, et qui se coinçait de plus en plus dans le filet au lieu de s’en détacher. Et nous ça nous faisait rire, parce que c’était absurde et comique, qu’il était complètement pataud et en panique ! »
Sean s’arrêta brusquement de rire et de parler, son regard se faisant plus absent qu’il ne l’était déjà.
« Au bout d’un moment, Niall est allé le détacher. » Reprit-il d’une voix rauque, et une larme s’échappa sur sa joue. « Et là, on riait plus du tout. Quand l’oiseau a déployé ses ailes, on s’est tous sentis comme des cons, et complètement écrasés. Ce truc était dix fois plus grand que moi. On l’a regardé s’envoler, et il est resté un point dans le ciel pendant longtemps. C’est pas longtemps après que Niall est parti. C’était un de nos derniers moments tous les quatre. Et Darren, en souvenir de lui, il a fait lui-même le panneau qu’il a planté dans le sable, et dessus, il avait écrit Líomóid Crompán. »
« Tu es Sean O’Neal ? O’Neal, le frère de Padraig et Darren O’Neal ? »
Sean releva un regard brillant sur le soldat.
« Dis-moi où sont tes frères et je te libère. »
Il secoua la tête. Le soldat posa doucement les deux mains sur la table en face de Sean.
« Tes deux frères sont des membres influents de l’IRA qui ont programmé nombre d’opérations de sabotage envers l’Armée Britannique. Ils ont kidnappé et torturé des membres de la RIC. Ce sont des meurtriers. Et tu n’es pas obligé de suivre leur chemin. Si tu me dis maintenant où ils sont, je te promets de leur offrir un procès juste et équitable. Et tu seras libre. »
« Et si je ne dis rien ? »
« Réfléchis bien, Sean… »
Le garçon secoua vivement la tête. Les poings du soldat se serrèrent sur le bois de la table.
« Où. Sont. Ils ? » Répéta-t-il d’une voix sourde.
« Je préfère avoir un procès juste et équitable à la sauce anglaise plutôt que vous dire quoi que ce soit sur eux. »
« Je t’arracherai les mots, gamin ! Tu n’as pas les épaules pour résister. »
« On n’a qu’à tenir les paris… » Provoqua Sean en haussant les épaules, et dans un accès de colère, le soldat envoya valser la table contre le mur.
« ATTACHEZ-LE ! » Cracha-t-il à l’intention de ses subordonnés. Et alors qu’ils s’exécutaient, Sean ne tentant que faiblement de se défendre, résonna à ses oreilles le dernier couplet de la chanson. Dans un écho, le ressac de la mer se superposait aux vers du prisonnier, faisant s’envoler les dernières notes de la mélodie, laissant dans les derniers instants de vie du garçon la vision des immenses ailes de l’albatros qui s’échappait dans l’ombre d’un sourire nostalgique. Pour la liberté.
IIIIIhhh !! c'est la première fois que j'atteins les deux pages de commentaires ! Pour fêter ça, Bis, je vais te tutoyer, Bis ! Merci beaucoup pour ce beau commentaire très très flatteur ! Ca me fait énormément plaisir ! Et merci beaucoup à toi aussi Elfie !
· Il y a environ 11 ans ·octobell
J'arrive après coup, vous avez déjà gagné mais c'est amplement mérité. Je ne lis que rarement les textes qui font plus de trois pages en ce moment (fatigue, fatigue).
· Il y a environ 11 ans ·Très bien mené, très belle conclusion et très bien écrit. Avec toute la structure adéquate pour faire quelque chose de plus grand, en termes de quantité (vu qu'on ne se lasse pas de l'écriture).
Aaaaah... si seulement les "écrivains" à succès comme Lévy pouvaient avoir un minimum de raffinement et de recherche dans leur écriture, comme vous ici... Mais bon, mais bon...
bis
Quelle humanité brute. Je me sens minuscule, c'est sacrément puissant.
· Il y a environ 11 ans ·El. Imy
Merci, vous êtes trop gentils !!
· Il y a environ 11 ans ·Et Rafi, tes commentaires, mais ouah quoi ! Qu'est-ce que je peux même répondre à ça ? Merci ! Merci merci merci !
octobell
whoua ! C'est grandiose ! De l'émotion, de la bravoure, de la mélancolie. Et l'image de l'albatros. Chapeau l'artiste !
· Il y a environ 11 ans ·hectorvugo
'Tain... C'est juste sublime. Et j'ai eu la bonne idée de lancer la musique en même temps, et c'en est encore plus bouleversant.
· Il y a environ 11 ans ·Comme Matt, la scène de l'albatros je la trouve extrêmement forte. Comme Archange, je me sens comme à Noël, avec les *-* dans les yeux comme Jackal. comme alice, je me suis sentie minuscule et comme Christine je pense que t'as de l'or dans la plume, mais pas que, t'as de l'or dans ta façon de voir , de transcrire les choses et de nous les raconter. Et comme Odepluie, ça m'a pris aux tripes, j'en suis encore secouée.
Je fais du plagia de commentaires, ouvertement, mais toi t'écris comme personne.
Merci.
rafistoleuse
Merci Alice ! Ca me fait vraiment plaisir, et faut pas du tout se sentir petit ! C'est pas mon but ! ^^
· Il y a environ 11 ans ·Et pour la note, j'crois qu'y'a quelqu'un qui n'a pas du tout apprécié le texte vu que tout à l'heure, elle n'était pas aussi basse. Dommage que j'ai pas eu la critique avec, c'est pas avec des demi-coeurs que j'vais m'améliorer :/
octobell
(Au passage, j'ai rajouté des coeurs, sérieusement, il en manquait 2!!)
· Il y a environ 11 ans ·Et l'albatros, ça me fait penser à ce poème qu'on apprenait au collège, de Charles Beaudelaire.
"Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher."
Alice Neixen
Sublime et magistral. Bon, je me répète trop. Hum... Nan, vraiment, tu as un talent brut qui a le don de faire voyager direct. On se sent tellement petits quand on te lit ! La résistance était un très beau choix pour le thème, et tu l'amènes vraiment à merveille. Je suis fan :) CDC !
· Il y a environ 11 ans ·Alice Neixen
Thank you ladies :D
· Il y a environ 11 ans ·Et Ode, en fait, je l'ai même répété 3 fois (au début, au milieu, à la fin... hum)... pour la répétition, pour faire comme un écho, tu vois ^^
octobell
Pouah pouah pouah ! C’est superbe en effet, j’adore ! Il en sort une telle mélancolie !! C’est parfaitement écrit, et ça prend vraiment aux tripes ! D’ailleurs, la 2e lecture est encore plus forte !! (zut je viens de lancer la chanson de McKennitt, et je vais me mettre à pleurer lol) En tout cas bravo, vraiment !! Et quant au thème du défi, on reste quand même bien dans l’écho du souvenir (tu as d’ailleurs réussi à caser le mot 2 fois), alors je valide ! :)
· Il y a environ 11 ans ·odepluie
Force et courage de ce gamin qui ne veut pas trahir les siens au prix de sa liberté! Je l'ai lu d'un trait et j'ai beaucoup aimé le thème (en particulier le passage de l'albatros)! Et tu écris superbement!!
· Il y a environ 11 ans ·Colette Bonnet Seigue
Waouh, merci Christine !
· Il y a environ 11 ans ·octobell
c'est magnifiquement ecrit et l'histoire incroyable, tu as de l'or dans ta plume. bravo cdc sans hesitation
· Il y a environ 11 ans ·christinej
Ah merci à vous, Archange et Yoda ! J'avais pas vu vos commentaires entre temps. Ca me fait très plaisir :)))
· Il y a environ 11 ans ·octobell
Ah ben je l'ai écrit avec une musique précise, la version de Loreena McKennitt de The wind that shakes the barley ! Et le début dans la cellule évoque une autre chanson irlandaise, The fields of Athenry, et l'Albatros est une référence à la chanson Echoes de Pink Floyd (bref, musique musique quoi ^^)
· Il y a environ 11 ans ·octobell
Magnifique et poignant. Fierté, belle âme, beau souvenir qui l'aidera sûrement à tenir... et dire que de telles histoires existent mais on ne le sait pas, on ne devine pas!
· Il y a environ 11 ans ·CDC
yoda
Ce n'est plus Noël mais tu continues de nous faire des cadeaux. Octobell Octobell Octo all the way... CDC
· Il y a environ 11 ans ·Archange Flippé
Tu sais comment me prendre par les sentiments : histoire irlandaise, à lire avec de la musique... celtique ! (cornemuse, fiddle et voix angélique !)
· Il y a environ 11 ans ·matt-anasazi
J'aime l'histoire irlandaise. Plus encore que l'histoire anglaise ^^ Merci d'avoir apprécié mon texte, Matt :)
· Il y a environ 11 ans ·octobell
Mon dieu, ton texte est magnifique ! Entre l'évocation des personnages que tu fais merveilleusement bien et la scène de l'albatros en contrepoint de celle de Sean, c'est de la pure magie ! En plus, une histoire irlandaise... Que du bonheur ! Un grand bravo et un coup de coeur !
· Il y a environ 11 ans ·matt-anasazi