Quand les hommes se cachent pour mourir (6/7)
Anne S. Giddey
Au village, la rumeur fut vite rassasiée. Habitué à l’extrême et surtout aux extrêmes solitudes, Pierrick n’avait pas supporté les pleurs du bébé. Rongé par la honte, il avait préféré disparaître. Affaire classée, personne ne s’apitoyait sur le sort d’un père infanticide. La montagne n’a pas mis longtemps à nous rendre son corps. J’aurais préféré qu’elle le garde un peu en son sein, qu’elle le berce, le réconforte. Mais c’était le printemps, le moment où l’on peut mettre des dépouilles sous les pierres tombales. Le printemps, le grand nettoyage… Les eaux vives raclent la montagne, la débarrassent de ses corps étrangers. Et le grand ruissellement nous ramène les noyés de la Mer de Glace, les uns après les autres. Au village, les cortèges se succèdent. Les habitants se mouchent le cœur et repartent, sans colère, dans l’air encore froid. Ils n’ont jamais su à qui en vouloir. A Dieu, aux hommes ? Aux avalanches, à l’aigle royal, au printemps ?
L’année suivante, la commune décida de vendre le terrain de foot. Trop peu de jeunes au village. Je l’ai racheté. Je suis l’heureuse propriétaire d’un terrain de foot à l’abandon. Je me dis toujours que, d’une quelconque fenêtre sur le monde, les yeux de Pierrick pourraient tomber sur cette pelouse rêche, retrouver leur éclat superficiel, la joie. Au deuxième printemps, j’ai rêvé d’un monde où les fils ne se cachent pas pour mourir. Pour le troisième anniversaire de sa mort, j’ai planté des radis sur le terrain de foot. Je ne les ai jamais mangés. Pierrick adorait les radis, moi pas. J’ai laissé venir les fleurs de radis, c’est joli. Au village, on dit que je suis folle et c’est sûrement vrai. Au dehors, les nettoyages de printemps se succèdent. En dedans, je n’ai plus rien à trier. Les âges s’empilent, s’encastrent dans mes rides. Au contraire des photos, qui ont brutalement cessé de s’entasser. Six ans après la disparition de Pierrick, on sonna à la porte de Marie.
- Bonjour, je ne sais pas si vous vous souvenez de moi ?
Marie dévisagea la femme qui se tenait sur le seuil. Une belle douceur se dégageait de ses traits.
- Non, dit-elle. Nous nous sommes déjà rencontrées ?
- Oui, j’étais à l’hôpital le jour où vous avez amené votre fille adoptive aux urgences. Je travaillais à l’accueil, c’est moi qui vous ai fait remplir le formulaire d’admission.
Le visage de Marie s’est fermé d’un coup. Personne n’évoquait jamais le passé. Marie vivait seule, veuve et interdite de bébé. Incapable de refaire sa vie.
- Et alors ? lança-t-elle à cette femme qui lui était soudain devenue hostile.
- J’aimerais entrer, c’est important.
Marie hésita, mais entrebâilla la porte. La femme parla sans faire de détours, d’une voix posée. Elle avoua à Marie qu’elle avait entendu une conversation téléphonique, ce soir-là, entre le médecin et le responsable des services sociaux. Ils s’étaient mis d’accord sur la version à servir aux gendarmes. "Syndrome du bébé secoué, maltraitance." "Le père est un homme respecté, mais solitaire et peu bavard." "Il sera facile de faire planer le doute sur lui." Eux se trouvaient ainsi déchargés de toute responsabilité. Elle avait distinctement entendu le médecin dire que le bébé avait subi le traumatisme probablement à la naissance, en tout cas avant d’arriver chez Pierrick et Marie. Quand elle se tut, le silence pesa longtemps entre elles.
La première nuit de Sarah au Vieux Logis, je l’avais imaginée des milliers de fois. Je l’avais dépecée, disséquée avec soin dans ses moindres possibles. Avant les aveux de la standardiste, puis ceux du médecin, toutes les routes menaient à la culpabilité de Pierrick. Un accident, une raideur, et l’acte enfoui avait couvé durant dix jours avant de nous atomiser. Quand tout a ressurgi sous l’angle de l’innocence, il m’était impossible de triturer davantage le passé, de le tordre serré comme si quelque chose pouvait encore en sortir. Il ne restait que des mots en lambeaux, des taches d’encre ponctuant une amnésie délibérée. Mon fils. Sa pudeur d’homme.
Merci à tous pour vos commentaires !
· Il y a presque 12 ans ·@Elsa : Oui, je le voyais fort face aux éléments et fragile face aux humains.
@Frédéric : Je l'avais écrite pour un concours où le nombre de caractères était limité. Ce serait intéressant de la reprendre calmement sans courir après un délai, ni un format. Merci de tes conseils...
Anne S. Giddey
un texte intense dans la force des choses
· Il y a presque 12 ans ·Salvatore Pepe
Je trouve que ça se précipite trop, que tu veux à tous prix, et en courant, nous entraîner vers la conclusion de l'histoire. C'est dommage, on a à peine eu le temps de faire connaissance avec le paysage, les protagonistes, l'intrigue... Moi j'aime bien quand tu t'arrêtes sur les choses et les êtres et que tu lâches des formules qui touchent pour décrire le dedans des gens.
· Il y a presque 12 ans ·Exemple: "Les habitants se mouchent le cœur et repartent, sans colère, dans l’air encore froid. Ils n’ont jamais su à qui en vouloir."
Pour moi ça résume les gens des montagnes: Ils sont fatalistes, durs au mal et solidaire. Avares de paroles, ils pleurent en dedans à la fois par pudeur et pour ne pas que les larmes gèlent.
Frédéric Clément
Un complot...pour cacher son incompétence et sa lâcheté... étant donné la personnalité de Pierrick, on aurait pu attendre à ce qu'il se batte comme un damné, mais tu l'as voulu fragile et pudique et c'est ce qui nous touche. J'attends aussi la fin. ♥
· Il y a presque 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Je pense comme Woody qu'il y a tellement d'injustice, de honte à tort, de 'salauds' qui osent faire culpabiliser des innocents jusqu'à en mourir.
· Il y a presque 12 ans ·Très émouvant ton récit tellement bien fait, tellement vrai !
tendresse
et dire qu'il y en a tant de vies amochées de la sorte ....
· Il y a presque 12 ans ·woody
Une situation horrible pour ceux qui restent, qui n'ont pas douté de sa culpabilité !
· Il y a presque 12 ans ·Pascal Germanaud
J'aime décidément la façon dont tu (elle) narres l'histoire. Des points de vue de mamans.
· Il y a presque 12 ans ·J'attends l'épisode final !
Mathieu Jaegert
Un bel épisode très intense qui démontre la dureté de ces gens de montagne aussi bien dans leur mode de vie que dans la pudeur à ne pas livrer leurs sentiments avec les conséquences qui en découlent, c'est très bien retranscrit, l'émotion est toujours au rendez-vous. Je vois que j'avais vu juste sur les causes de la mort de la petite !!! encore bravo
· Il y a presque 12 ans ·marielesmots
Comme je l'avais suggéré dans une comm' le traumatisme pouvait etre antérieur à l'arrivée du bébé, le malheur que tu décris, pour cet homme c'est que sa femme ait pu croire qu'il était coupable et sa mère n'a rien dit. Il est mort de désespoir, comme un etre cher qui vit à jamais dans mon cœur. Lui aussi est mort seul, sans laisser un mot. Oui les hommes se cachent pour mourir d'amour déçu. Très très beau récit, la montagne pour linceul, le silence pour pleurer sa douleur, nous attendons la conclusion.Bien amicalement.
· Il y a presque 12 ans ·Yvette Dujardin
La mort d un enfant est la pire douleur qui soit , ne pas se sentir coupable se gagne mais ne se merite pas
· Il y a presque 12 ans ·Un texte tout en finesse pour un tel sujet, merci
Sylvie Palados