Trêve de plaisanteries

Alix Davies

Mes parents trouvent scandaleux qu’il y ait si peu d’enfants à la télévision.

Le soir, ma mère s’allonge sur le canapé, pose sa tête sur les genoux de mon père et répète : il faut donner la parole aux minorités et sortir du carno-phallogo-centrisme (mes parents ont lu Derrida).

Je préfère rester seule dans ma chambre à attendre les vacances.

Nous sommes tous très occupés. Maman milite pour l’implantation massive de ruches à Paris (nos voisins ne nous aiment pas). Elle élève des reines durant son temps libre. Elle espère créer, par hybridations successives, une espèce capable de résister à l’onde de choc des téléphones portables. Papa s’est récemment inscrit à un cours de danse en biais. Je m’efforce, dit-il, de trouver l’essence du mouvement dans l’espace diagonal du dedans : ce qui est fantastique, c’est qu’il n’y avait rien avant la répétition (sinon la répétition), et de le dire, le répéter, je ne m’en lasse pas.

Cet après-midi, la maitresse nous a souhaité bon vent. Mes parents ne se disputent jamais sur la destination des vacances (ils n’en prennent pas). Ils nous envoient mon frère et moi chez Hortense, notre grand-mère. Elle est petite, rit tout le temps et fume cigarette sur cigarette.

Ma valise au pied du lit sert de couchette au chat. Mon père, qui est droitier,  l’attrape de la main gauche pour s’entraîner à la différence. La main gauche, c’est la minorité bien sûr. Il répète : la main gauche, c’est la fin de la domination. Ma mère l’accuse d’érectojaculer et le chat se frotte à ses pieds.

Mon frère n’a pas de valise. Il refuse de se changer, c’est une belle manière de découvrir son corps (papa et maman restent vigilants à ne pas nous endépêcher de vivre nos processus d’exappropriation).

En chantonnant, mon père danse jusqu’à la porte qu’il ouvre d’un coup de pied, nous le suivons dans le couloir. C’est la première fois que nous sortons avec lui depuis qu’il pratique la danse en biais. Nous sommes partis en avance pour la gare : il sautille, revient sur ses pas, s’immobilise pour replacer son énergie sur le côté et repart à cloche pied. Mon frère, casque sur les oreilles, bouge la tête en rythme. Il fait semblant d’écouter de la musique pour éviter de parler à maman qui mélange de plus en plus les concepts derridiens avec les rudiments d’hindou qu’elle apprend depuis quelques temps en regardant en boucle les films de Satyajit Ray. Ma mère sait bien que mon frère n’écoute pas de musique : elle trouve que c’est une manière drôlement rusée d’éviter son phonocentrisme.

Le quai est bondé mais les gens s’écartent en voyant arriver mon père. Nos parents nous aident à trouver nos places et nous donnent les dernières instructions : être sage avec Hortense, refuser les cigarettes qu’elle nous proposera et l’aider à faire la cuisine. La sonnerie du train retentit. Papa et Maman s’affolent et se pressent vers la sortie. Nous les regardons par la fenêtre rapetisser à mesure que le train s’éloigne. Papa esquisse la révérence ovale, dit de la diagonale, dont il a le secret. Maman fait des baisers inaudibles puis sort du cadre de la fenêtre.

Les paysages se succèdent sans liens. Je ferme les yeux un instant et les rouvre sur une scène nouvelle à chaque fois. Mon frère fait semblant de dormir : la feintise est son dada, son fort-da-da précise mon père dans ses jours de maniaquerie. Dès que nous sortons de la ville, je colle mon nez à la vitre pour observer l’implantation étrange des petites maisons dans la campagne, le rythme de fils électriques qui se croisent, s’éloignent, se rapprochent, se recroisent et les vaches impassibles qui regardent passer une cargaison de citadins pressés de se mettre au vert.

Hortense n’a jamais travaillé. Elle dit que, grâce au vol, on peut vivre sans argent. Elle consacre son temps à jardiner. Quand je suis chez elle, elle m’offre une rose le soir avant de me coucher. Depuis qu’elle est seule, Hortense ne sort plus. Sa maison est pleine de bibelots dépareillés qui se parlent la nuit et se regardent silencieusement durant la journée. Hortense ne boit que du café et du cidre. Elle n’aime pas Derrida (qu'elle trouve timbré) mais se passionne pour Jung et Spinoza. Hortense regarde plusieurs fois le même film en une nuit et, allongés à côté d’elle, avec plateaux repas, dans l’odeur de tabac froid, nous regardons défiler jusqu’au matin les images noir et blanc.

Je saute sur le quai et me précipite vers la sortie. Ma valise à la main, mon frère me suit mollement. Sa tête ne bat plus le rythme imaginaire. Hortense nous attend sur le parking dans sa 205 enfumée. Elle ouvre la portière côté passager et s’écrie en riant : Salut les poulets ! Je pénètre dans l’habitacle, ma vue se brouille. Je touche la main d’Hortense et me serre contre sa joue. 

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