Tu veux qu'on baise ? Extrait

Anita Berchenko

La ville rose. Très beau. Entre les quais, la Garonne luisante dans sa robe froissée reflète les éclats de lumière dispersés par le soir. Je me balade sans trop savoir où je vais. Mon avion décolle demain, j'ai juste une nuit à passer avant de retourner vers le nord. Pas envie de rentrer à l'hôtel, tout seul dans la chambre trop petite. Pas envie de regarder la télé, de me faire bouffer le cerveau par des conneries qui passent en boucle.

Je marche le long des berges, odeur d'herbe mouillée, de vase et relents aigres de bière renversée. Le Pont Neuf, le port de la Daurade, et les reflets de l'Hôtel Dieu qui se dispersent dans les eaux noires. Le dôme de la Grave est comme un phare rond de l'autre côté du fleuve. Je m'arrête pour sortir une cigarette. Je fouille mes poches, pas de feu. Je râle, assez fort sans doute, parce qu'une voix à ma gauche me dit :

- C'est ça que tu veux ?

Une fille sur un banc. Assez crasseuse pour ce que j'en vois. Une tignasse qui lui mange le visage et les épaules. Des fringues improbables, qu'on dirait taillées dans des sacs poubelles. Une superposition de trois ou quatre épaisseurs masquant sa silhouette, et une sorte de foulard noué autour de son cou. Alors que c'est l'été, la nuit est chaude, on est à Toulouse, dans le sud, et moi je transpire dans mon tee-shirt. Bizarre. Elle me tend un briquet avec une petite flamme vacillante. Je m'approche du banc de pierre, et je ne sais pas pourquoi, je m'assois à côté d'elle et me penche pour allumer ma clope.

- T'en veux une ?

Je lui tends mon paquet. Elle prend une cigarette et l'allume fébrilement. Elle a de longs doigts très fins. Très noirs aussi. Elle souffle la première bouffée avec une certaine classe, la tête légèrement rejetée en arrière. Un rien gêné, je regarde la Garonne qui file silencieuse à nos pieds.

- Je croyais qu'il n'y avait plus de sdf, par ici, à cause de l'arrêté municipal.

J'ai dit ça pour parler. Dire quelque chose. Meubler le silence. Elle s'en fout elle, on dirait, du silence. Je la regarde du coin de l'œil. Elle continue de tirer sur sa clope.

- Ben si, y'a moi.

Elle me répond sans me regarder. Elle fixe la fumée qui s'échappe de ses narines, comme si c'était ça le plus important. Elle a un visage fin, un petit nez étroit qui ombre à peine sa bouche aux lèvres serrées. Est-elle jolie ? Difficile d'en juger sous la crasse et dans l'ombre nocturne. Elle a un air un peu de belette sous la frange fine de ses cheveux qui surplombe des yeux brillants. Brillants et noirs. Enfin, ils sont peut-être pas si noirs, ses yeux, mais dans la nuit faiblement parsemée des halos des réverbères, ils ont la couleur des ténèbres. Une belette, ou une fée clochette en haillons, à cause de l'éclat étrange de ses yeux, et de ses vêtements qui brillent, comme saupoudrés de paillettes. Elle aspire une dernière et longue bouffée, atteignant presque le filtre, et lance son mégot vers les eaux calmes qui glissent le long des berges. D'un geste presque gracieux, ses doigts minces recourbés vers le ciel, elle tend la main vers moi pour que je lui propose à nouveau mon paquet de blondes. Elle allume très vite une nouvelle cigarette, souffle en arrondissant ses lèvres, se tourne vers moi, plante ses yeux dans les miens :

- Dis, tu veux qu'on baise ?

Je dois avoir l'air grave stupide, parce qu'un éclair malicieux allume un instant la noirceur de son regard. Elle tient sa cigarette entre deux doigts tendus, la porte à sa bouche comme si c'était son oxygène, et souffle en plissant un peu les paupières. Ses yeux fixent toujours les miens, dans l'attente de ma réponse. En l'espace d'à peine une seconde, un TGV de pensées me traverse l'esprit. Du genre barre-toi vite mon vieux c'est une cinglée, qu'est-ce qui t'a pris de t'assoir sur ce banc, putain elle est tellement crade tu vas choper des saletés pas possibles, c'est quoi ce plan à la con, où est caché son mac, etc...

Mais la seconde passée, je ne sais pas pourquoi ni comment, je m'entends lui répondre :

- Où ça ? Ici, sur le banc ?

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