L'abeille
Ana Lisa Sorano
Cet épisode de mon enfance ne m'est revenu qu'à l'âge adulte, vraisemblablement à l'occasion de discussions entres camarades de classe. Ce qui me trouble tout de même, c'est le souvenir cuisant de honte qu'il m'a laissé puisque, aujourd'hui encore, après plusieurs décennies, j'y pense comme si c'était hier et que je ressens quasiment les mêmes sensations. Je ne saurai jamais ce qui a été ainsi profondément blessé en moi ni même si cela a pu influer sur certains de mes comportements.
1954-1955. Cette année-là, j'entrai en 11e, comme on disait alors, dans l'immense lycée de cette petite ville du Centre de la France. Un lycée où l'on pouvait mener toute sa scolarité, de la 11e au Baccalauréat. Certains même pouvaient en quelque sorte redoubler le cursus, ceux qui devenaient professeurs et qui revenaient après un petit temps d'exil enseigner jusqu'à la retraite dans leur cher vieux lycée.
Ma classe de 11e se situait dans une rotonde, près des grilles du boulevard, loin des grands bâtiments du collège et du lycée mais dans la même enceinte. Une rangée d'arbustes plantés à quelques mètres de la rotonde formait le cercle de nos récréations, sous l'œil vigilant de notre maîtresse, Madame Bourreau. Je n'invente rien ! Notre très jeune âge et l'innocence de ces temps anciens faisaient que ce patronyme ne suscitait aucun commentaire.
J'étais un enfant unique choyé, fils d'employés modèles pris dans la spirale ascendante des Trente Glorieuses. Je ne manquais de rien mais on ne m'accordait pas tout. On m'élevait, avec amour certes, mais aussi avec quelques exigences héritées d'une morale laïque. J'étais content de mon sort. Quelquefois j'aurais juste souhaité avoir un petit frère ou une petite sœur mais les copains de classe et ceux de mon quartier me permettaient de combler largement ce léger vide tout en conservant en totalité pour moi l'amour de mes parents et de mes grands-parents paternels, nos voisins les plus proches.
En général les adultes m'aimaient bien : j'étais un peu timide mais poli, plutôt mignon, disait-on, et je savais lire avant d'entrer au cours préparatoire. Il flottait autour de moi une bienveillance générale.
Au début de l'année je m'étais rendu compte que mon voisin de pupitre habitait dans notre quartier. Entre Christian et moi, ce fut le début d'une longue amitié, évidemment ponctuée de querelles enfantines puis adolescentes, à peine distendue par de brèves contraintes de la vie, et qui perdure encore aujourd'hui.
Ce jour d'octobre, à la récréation de l'après-midi, j'étais en train d'attaquer Christian, et je le tirais par le bas de son tablier pour arracher de sa poche les deux billes qu'il venait de me chiper. Un gros insecte bourdonnant voulut s'immiscer dans ce débat et nous tourna autour, insistant. Je n'avais pas vraiment peur mais cette guêpe m'agaçait, alors que, rouges de rire et cherchant à nous étrangler mutuellement, nous combattions énergiquement. Au dernier zigzag savant de la bestiole, je lâchai Christian qui en profita pour reprendre son souffle et, ôtant ma sandale, j'écrasai l'insecte têtu sur le rebord de la rotonde avant de repartir à l'assaut de mon rival préféré. Finalement la poche de son tablier craqua, les billes ricochèrent par terre, nous en ramassâmes une chacun. La récréation était finie. Je vis que la maîtresse me regardait attentivement mais n'y prêtai pas attention, elle ne s'intéressait guère à l'état de nos vêtements, soupirant seulement certains soirs que nos mères étaient des saintes pour assumer autant de travaux de couture.
Joyeux et tout échauffés, nous revînmes dans la classe douillette, déjà prêts pour la dernière brève réflexion de l'après-midi, souvent une préparation à la « leçon de choses » du lendemain matin pour laquelle nous devions trouver et rapporter à l'école soit une très belle feuille d'automne, soit un marron ou encore une grappe de raisin, etc. La chose variait selon les jours et une observation attentive nous permettait de tout apprendre sur ces réalités de notre quotidien.
Là, soudain, dans ce moment paisible et très apprécié, le Ciel me tomba sur la tête : l'air sévère, la maîtresse me demanda de me lever pour répondre de mes actes. Aucun adulte ne m'avait jamais parlé ainsi. Il fallait que ce fût grave. Je me sentis honteux et furieux, j'avais horreur que l'on me distinguât, même pour me féliciter et nous n'en prenions pas le chemin. Je dus rougir et balbutier ; je ne voyais pas du tout où elle voulait en venir. Surtout, je me souvenais que pour une grosse bêtise, un dénommé Lascaux avait vu son pantalon baissé aux genoux devant toute la classe, et, bizarrement, il y avait quelques petites filles dans notre 11e. Aux abois j'allais répondre que j'avais peut-être déchiré le tablier de Christian lorsque la maîtresse me dit d'une voix grave et solennelle : « Tu as tué une abeille ! ». J'étais vexé, je ne tuais pas les abeilles en général, mon père et mon grand-père m'avaient éduqué sur ce point, mais là, dans le feu de l'action, guêpe ou abeille, la distinction avait échappé à mes cinq ans ! En même temps j'avais moins peur car je sentais comme un flottement dans la classe derrière moi ; notre ville était en quelque sorte à la campagne, les prés jouxtaient nombre de nos maisons, certains d'entre nous vivaient dans des fermes, et on n'y avait pas toujours cette tendresse toute citadine pour la cause animale.
La maîtresse me fit rasseoir et entreprit de démontrer toute l'étendue de mon forfait. Nous eûmes alors droit à une tirade sur les vertus de l'Apis mellifica que, pour ma part, j'encaissai sans broncher, me promettant de me méfier désormais de mon institutrice.
La classe ne pensait plus à l'incident le lendemain matin. Moi si.
C'est à la récréation de 10h que le fils Dupuech me dit :
« L'abeille c'est une guêpe. »
Il parlait toujours un peu curieusement le fils Dupuech et ses phrases résonnaient comme des énigmes. On ne l'écoutait pas toujours.
Christian s'était rapproché. Dupuech développa :
« La maîtresse, elle a dit que t'as tué une abeille, c'est pas une abeille, c'est une guêpe. »
Nous le pressâmes d'en dire plus. Qu'en savait-il ?
« Ma sœur elle vient me chercher à la garderie le dernier. Moi j'ai pris la bête, j'ai un buvard, je l'ai mise dans mon plumier. »
« Et puis, Dupuech, et puis… »
« L'ai donnée à mon père, l'a dit c'était une guêpe et ça pique, ça fait mal, j'en ai déjà eu. »
« Mais, bêta, qu'est-ce qu'il en sait ton père ? »
« L'est apicuteur, mon père. »
Pour la première fois aucun de nous deux ne lui dit que ce n'était pas le mot exact.
Très belle histoire et superbement racontée. Ambiance d'autrefois, je m'y reconnais!
· Il y a plus de 8 ans ·Colette Bonnet Seigue
Merci beaucoup, Colette, pour ce joli commentaire !
· Il y a plus de 8 ans ·D'autant plus que... Voir MP plus tard.
Ana Lisa Sorano
Belle histoire. Ça me fait penser à un livre que je lisais ill y a quelques temps : "Le cri du hibou".
· Il y a presque 9 ans ·Niaouli
Merci Niaouli !
· Il y a presque 9 ans ·Ana Lisa Sorano
Ta photo des pupitres avec encriers de porcelaine remplis d'encre violette ! ça me ramène bien longtemps en arrière en primaire !... je vois même une ardoise qui dépasse d'un pupitre ! souvenirs ! gaieté, début d'amitiés (toujours présentes aujourd'hui même si la distance espace les rencontres) puis quelques moments d'injustice qui nous reste comme cette gifle que je me suis prise par Madame Pinard (et oui, on se moquait pas des noms en ce temps là !) directrice et institutrice avec son chignon ! je me suis pris cette gifle car je suis passée entre elle et une dame (peut-être une mère d'un élève) avec qui elle parlait ! pourtant avant de passer j'ai dit "pardon" mais pas assez fort apparemment !.... jamais oublié cette injustice !.... il n'y avait pas de fessée mais du scotch en croix sur la bouche avec un panneau dans le dos (je ne dois pas parler en classe) tout en faisant le tour de la cour pendant la récréation !... et que dire de cette institutrice de maternelle, je me le rappelle pourtant j'avais 3 ans ! qui mettait les enfants "pas sage" sous des cageots !....
· Il y a presque 9 ans ·Merci pour ton texte Marie-Ana ;-)
Maud Garnier
J'ai beaucoup apprécié les anecdotes que tu rapportes, notamment celle qui concerne ton apprentissage de la politesse due aux "grandes personnes" ; tu vois, tu t'en souviens encore ! Je me souviens qu'il convenait de laisser le haut du trottoir (côté mur) aux adultes ainsi que la rampe dans un escalier et qu'on ne parlait pas à table, enfant, sans y avoir été invité. Si je raconte ça à un moins de 20 ans, il n'y croit pas...
· Il y a presque 9 ans ·Avant nous, notre époque, ce fut souvent pire.
Un merci chaleureux pour ton passage, Maud !
Ana Lisa Sorano
oui je me souviens des récits d'école de ma mère ! mon grand-père, son père, était italien, et elle était soumise au racisme imbécile de son institutrice qui un jour lui a même rabattu le couvercle du pupitre en bois sur la tête !... on m'a dit que mon grand-père est allé à l'école il voulait la tuer.....
· Il y a presque 9 ans ·Maud Garnier
Donc les mêmes histoires de tout temps !
· Il y a presque 9 ans ·L'avait le sang chaud ton papi !
Ana Lisa Sorano
Ben oui ! les latins ont toujours le sang chaud lol
· Il y a presque 9 ans ·Maud Garnier
Joli butinage dans les souvenirs du temps passé!
· Il y a presque 9 ans ·A cette même époque, chez les Jésuites, quand un élève se faisait mettre à la porte de sa classe, il avait le choix entre aller chercher un admittatur chez le préfet des études (colle assurée!) ou de se rendre chez le censeur qui pratiquait la méthode de la règle sur le bout des doigts... Choix difficile!
Je me rappelle une anecdote, une fille levait tout le temps la main en claquant des doigts... le prof de physique, à l'humour impénétrable, l'arrêtait en disant "Mademoiselle, faîtes plut^t ce bruit avec vos cuisses, cela réjouira vos petits camarades..." Rouge comme une pivoine devenait le petite jeune fille!
menestrel75
Excellent ce passage chez les Jésuites ! L'autre anecdote étonne pour l'époque mais c'était peut-être plus tard. Il est vrai que les parents n'étaient pas encore rentrés à l'école et que les jeunes ne devaient pas faire part de ce genre de remarque à leurs parents. Merci.
· Il y a presque 9 ans ·Ana Lisa Sorano
Une histoire de honte enfantine très bien contée. Je crois que le milieu scolaire est propice à ce genre d'histoire hélas! Peut-être parce que ce sont les débuts de la vie en société.?
· Il y a presque 9 ans ·Natacha Karl
Certainement ! Merci, Natacha.
· Il y a presque 9 ans ·Ana Lisa Sorano
Très belle histoire d'un temps où on ne répondait pas aux maîtres.… mais on subissait sans rien dire l'injustice. Et puis on a eu mai 68
· Il y a presque 9 ans ·nyckie-alause
Oui, et à 5 ans, à l'époque, on ne répond pas du tout à un adulte, et d'autant moins que l'on n'a pas vraiment identifié la bestiole en question... Merci à toi.
· Il y a presque 9 ans ·Ana Lisa Sorano
c'est très bien narré, mais je pige pas du tout, que tu mettes tous les adjectifs au masculin. Là je suis déstabilisée si tu étais un homme avec un pseudo féminin.
· Il y a presque 9 ans ·elisabetha
Il ne s'agit pas de moi mais d'un petit garçon de l'époque dont je le fais la plume pour décrire son 1 er traumatisme social. A l'époque les Primaire-Collège-Lycée n'étaient pas du tout mixtes et la présence de quelques rares petites filles dans cette 11ème était une exception. Il s'agit d'une histoire de garçons chez les garçons, ce qui n'exclut pas la sensibilité, le sentiment de honte et de vexation, le recul par rapport aux adultes.
· Il y a presque 9 ans ·Merci d'être venue.
Ana Lisa Sorano
J'aime beaucoup ce retour au passé des cours de récré et à cette rigueur des professeurs qui parfois confinait à la névrose. Je me souviens d’une prof de maths qui répétait inlassablement le terme « nécessairement » ce qui bien entendu nous faisait compter le nombre de fois qu’elle le prononçait plutôt que de suivre son cours. Ou cette autre prof d’histoire qui subitement s’est levée de sa chaise pour gifler mon voisin pour ..rien. Bref pleins d’autres souvenirs d’écoliers sont remontés à la surface et aussi ceux dont certaines injustices ont été vécues mais par contre je m’en suis bien remis. Très agréable à te lire, Ana Lisa.
· Il y a presque 9 ans ·erge
Vraiment merci beaucoup, Erge ! Reconnaissons que nous avons eu aussi de bons pédagogues. Mais vos remarques à tous me confortent dans l'idée que demeurent plus vifs les souvenirs négatifs et aussi qu'il convient de dire à des élèves à quel point ce qu'ils font est intéressant, si c'est vrai. Merci.
· Il y a presque 9 ans ·Ana Lisa Sorano
On se rappelle à vie des humiliations subies dans notre enfance. Elle n' y connaissait rien la "Bourreau", et quelle humiliation et la peur d'être déculottée surtout. Cela me rappelle une petite histoire que je n'ai jamais oubliée. J'avais six ans, premières heures en classe de CP. La maîtresse, personne à l'air rébarbatif nous fait poser des additions sur le cahier. Moi, n'ayant rien compris aux explications, je ne mis donc rien comme résultats. Elle me demande alors pourquoi : je luis réponds bien innocemment : "je ne sais pas quoi mettre dessous" et ça je m'en souviens comme si c'étais hier ! A t - elle cru que je me fichais d'elle, toujours est -il que je reçus une bonne fessée, jupe relevée, et qu'elle m'envoya "darre-darre" au coin. Est-ce pour cela que je suis restée, ma vie durant, fâchée avec les maths ? On ne rigolait pas en ce temps-là ! A côté de cela, dans cette classe, j'ai vite appris à lire, mais ça c'était en moi ! Ce n'est certainement pas grâce à elle, un vrai dragon !!
· Il y a presque 9 ans ·Très bon texte Ana Lisa, tu as sur réveiller des émotions !!!
Louve
Merci, Martine, pour ce commentaire assorti d'une anecdote frappante (si je puis dire). Non, on ne rigolait pas mais nous avons eu aussi de bons maîtres et d'excellents professeurs. Le petit garçon du texte, très bon élève, a fait de brillantes études quand même. Aujourd'hui il y a parfois excès inverse.
· Il y a presque 9 ans ·Ana Lisa Sorano
Tu as raison, on avait de bons professeurs parfois, aujourd'hui, je trouve que certains manquent de connaissances, les jeunes profs surtout !
· Il y a presque 9 ans ·Et puis il n'y a plus guère de respect, beaucoup trop de laxisme !
Louve
elle me file le bourdon cette histoire !
· Il y a presque 9 ans ·Patrick Gonzalez
Ce n'était pas bien méchant mais le garçonnet du texte en parle toujours !
· Il y a presque 9 ans ·Ana Lisa Sorano
me rappelle il y a trés longtemps une classe, à Besançon.:)
· Il y a presque 9 ans ·Jaunie
Merci à toi d'être là et de te souvenir.
· Il y a presque 9 ans ·Ana Lisa Sorano
belle évocation de ce temps des Cerises. merci pour cette carte postale du temps jadis.
· Il y a presque 9 ans ·Christophe Peroua
Merci, Christophe ! Un homme de mon entourage évoque parfois cette anecdote ; j'ai essayé de me mettre dans sa peau.
· Il y a presque 9 ans ·Ana Lisa Sorano
des pratiques particulières que la punition du pantalon baissé devant les autres quand même ! l'humiliation battait son plein ... ton souvenir m'en fait revenir un celui d'une prof de géographie - une peste à la large mâchoire qui s'en servait pour mordre avec des mots méchants ...
· Il y a presque 9 ans ·j'aime bien ton histoire où ça sent le tablier "tout le monde pareille" les genoux écorchés et les premières sensations de stress entre êtres humains ...merci pour ce partage Marie
Marie Guzman
Oui, le pantalon de l'autre gamin baissé devant tous les autres et quelques petites filles (la mixité n'existait pas encore, c'était une exception de cette 11ème) c'est énorme, et c'est ce que craint vaguement le petit garçon injustement réprimandé, plutôt "enfant modèle".
· Il y a presque 9 ans ·Merci beaucoup à toi pour ta lecture sympathique au sens propre.
Ana Lisa Sorano