L'OREILLE COLLEE AU PLANCHER DU MONDE
Isabelle Revenu
Qui aurait pu croire un seul instant, même fugace, que d'un retour de manivelle en pleine poire, la foi de Jeantou de Saint-Cirq-LaPopie allait être plus ébranlée qu'une partie de son anatomie devant CanalPlus ?
Off c'est sûr que depuis le temps qu'il trimballait sa carcasse de mécréant de bistrot en bistrot plus mal famés les uns que les autres, il n'avait plus de foie. Et jamais eu la foi non plus.
Parents trotskystes, tendance radicale, un frère mis en bière trop tôt - l'avait quand même écumé de la bibine de quoi pisser encore après sa mort - une soeur partie faire un stage de combat mano dans la mano avec des touche-à-tout dans une jungle quelconque en Birmanie.
Bref, le tableau familial ne l'avait guère conduit à entrevoir un coin de paradis. Ni terrestre, ni céleste.
Sans arrogance, Jeantou promenait sa viande aussi rapidement qu'une tortue-luth. Les kilos qui pesaient sur son ossature de débauché, l'ensevelissant petit à petit dans une espèce de zombitude hébétée, l'empêchaient malgré lui de connaitre un jour la félicité d'un amour qui lui manquait cruellement. Même s'il disait qu'il n'en avait rien à branler. Que lui-même...
L'alcool lui compliquait sérieusement les stimuli indispensables de l'espèce humaine dont il faisait partie. Ceux de la survie.
Ses circuits imprimés étaient plongés dans une lassitude neurovégétative. Ad libitum.
Il disait à qui voulait l'entendre qu'il se foutait bien des femmes et de leur caractère intransigeant. Des femelles aux envies ridicules. Des gonzesses qui n'en voulaient qu'à son pognon. Elles étaient coutumières du fait selon ses réfléxions altérées par l'éthanol. Et le prenaient trop facilement pour un béotien.
Qu'auraient-elles voulu d'autre de Jeantou ? C'était pas l'Apollon du Bélvédère ! Il oscillait entre l'aurochs des premiers âges et un personnage de Botero. Un mélange mi-figue, mi-raisin macéré à soixante-dix degrés.
Jeantou ne donnait pas dans la factidiversialité. Habillé d'un jean trop mou et d'un pull over sans grâce du premier janvier au trente-et-un décembre. Par tous les temps.
Jeantou n'avait pour lui que la fortune familiale. Quelques arpents de vigne au bord de la Gironde, une somme plutôt rondelette qui le menait souvent aux limites de la pingrerie et de l'ivresse de ceux qui ont hérité sans se casser le cul.
Parait qu'il faut trois générations dans une fortune.
Une qui l'amasse
La suivante qui la fait fructifier
La dernière qui la bouffe.
Jeantou la buvait.
Sec.
Puis un jour, au détour d'une soirée copieusement arrosée de Sauternes, il avait croisé le regard de braise de Lilou, la serveuse.
Preuve que les foudres de l'amour lui étaient tombées sur le râble ? Jeantou en oublia son verre à moitié vide. Ne regardant que Lilou.
Oh elle n'était plus de prime jeunesse, bien sûr. Elle en avait vu défiler des mules de comptoir, des types qui tenaient le zinc de tout leur poids, évitant ainsi une chute peu acrobatique. D'autres vautrés dans le caniveau en face, chantant la Paimpolaise à tue-tête. D'autres encore faisant esclandre parce que la maison pour garder ses amis, ne faisait pas crédit.
Le patron en vieux briscard n'accordait aucun report de dettes, ni d'ardoise d'ailleurs. Ce qui était bu était dû. Sur le champ.
Lilou....Lilou.. Ce surnom chantait dans les oreilles de Jeantou entre les chahuts et le brouhaha du troquet.
Jeantou, aviné à l'extrême, tomba du tabouret auquel il se cramponnait avec un zeste de fierté. Qui s'effilocha avec la dernière gorgée.
La tête de côté, les bruits du monde des errants à son oreille. Lilou penchée sur lui. Aux cent diables. Elle lui bassina le visage d'eau et de glaçons.
Il se releva. Les yeux rivés dans les siens.
Lilou lui décocha une flêche ardente.
A travers la peau épaisse.
A travers la graisse.
Dans le mille de son gros coeur de gros puceau.
Aussi sûr que le Père Noël est un assasin d'enfance, l'alcool et ses vapeurs triviales est l'assassin de l'amour.
Il voulait Lilou. Il la voulait pour lui. Ne pas la laisser s'envoler comme les autres.
Touché par Cupidon pour la première fois, il stoppa net la dérive de ses continents.
Semaine après semaine, son foie et lui retrouvèrent figure humaine.
Encouragé par sa silhouette qui s'amenuisait, il courut tous les jours. Se levant matin. Faisant toilette. Retrouvant ses cinquante ans oblitérés par des années d'alcoolisme.
Du coup, de fil en aiguille, il s'autorisa des dépenses substantielles. Costumes trois-pièces en Prince-de-Galles, chemises blanches comme la neige de ses beaux jours, quand il était marmot. Chaussures italiennes chicos, galurin noir à bord gansé.
Un milord. Mi-lourd.
Tomber bien bas permet parfois de se raccrocher plus haut.
De se sublimer. D'oser.
Jeantou de Saint-Cirq-Lapopie n'est plus un bachi-bouzouk. Il ne sera jamais un Apollon.
Et Lilou aura toujours l'air d'une serveuse.
Mais c'est pas grave. La suite ne nous regarde plus.
La vie a bien fait son boulot....
Alors oui, j'ai la foi aussi.
Merci à tous.. Belle soirée !
· Il y a plus de 12 ans ·Isabelle Revenu
beau texte, pour ne pas dire magnifique, et la photo illustrant les mots des maux est superbe.
· Il y a plus de 12 ans ·lounalovegood
Mais de rien ... :)))
· Il y a plus de 12 ans ·D'autant que je vois que je ne suis pas la seule, loin de là, à m'emballer en lisant tes mots. Et je dois dire que le contraire m'aurait étonné...
junon
Textuellement très rythmé, on attend la chute sans croire à l'heureux dénouement et pourtant, et c'est pour ça qu'il est fort ce texte, c'est exactement ce qui se passe... Donc bravo parce que l'écriture quoique travaillée ne verse pas dans l'ampoulerie, elle nous mène par le bout du nez où elle veut et c'est ce qu'on demande ;)
· Il y a plus de 12 ans ·Spéciale dédicace pour la photo !!!
jones
Très bon, on est avec lui et on l'aiderait même à se relever.
· Il y a plus de 12 ans ·Bien joué, beau texte.
wen
Très belle écriture qui découpe au scalpel et recoud au fil d'amour.
· Il y a plus de 12 ans ·J'ai adoré...
cdc
lyselotte
moi aussi! sûr de sûr!
· Il y a plus de 12 ans ·un très beau texte, bien mené et qui nous emporte.
et quelle fin! bravo!
Karine Géhin
je prédis un coup de cœur mérité de WLW dès lundi ;-)
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Une belle écriture, pour une belle histoire qui laisse la place au lecteur et à l'avenir..... j'ai aimé ce texte....
· Il y a plus de 12 ans ·bleuterre
le style sobre et direct nous fait immédiatement prendre possession de Jeantou, on a un peu pitié aussi mais on a envie d'y croire!
· Il y a plus de 12 ans ·sophie-l
Je rejoins les comm précédents = CDC ! ♥
· Il y a plus de 12 ans ·melie-melodie
super bien écrit
· Il y a plus de 12 ans ·reverrance
Excellent Isabelle; l'amour pour Jeantou est une ivresse salvatrice! Je rejoins totalement Junon pour le reste! ♥
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Je suis à chaque fois bouleversée par les comm. KO...Merci Junon.
· Il y a plus de 12 ans ·Isabelle Revenu
C'est magnifique ce texte Isabelle... humain, tendre, poignant, et oui, tu redonnerais la foi à une armée de mécréants avec une histoire pareille. Parce que jusqu'au bout, on n'y crois pas... mais en fait, et bien, si...
· Il y a plus de 12 ans ·Mention spéciale pour la première phrase, qui m'a crochée direct. Et pour l'écriture, impeccable, dense, juste ... exacte.
junon