Palais Garnier, les fastes d'un vaisseau fantôme

Anne S. Giddey

Je suis un monstre ensommeillé, une baleine grise échouée au milieu des grands boulevards à quelques encablures des Galeries Lafayette. Citadelle assiégée par la ville, moi l’Opéra de Paris, le Palais Garnier, je suis une grande illusion.

La cheminée en carton d’un transatlantique traverse la scène.

« Avancez le 22 cour, attention jardin, attention jardin ! »

Le commandant de bord vocifère des ordres hermétiques et le décor termine sa course. Juste à temps, rideau ! Maestro remonte de la fosse d’orchestre. Il semble émerger d’un bathyscaphe, sa baguette à la main, terrassé par le leitmotiv wagnérien. C’est l’entracte et le spectacle se déplace de la scène au grand escalier de marbre. En haut des marches, à leur pied, à tous les étages, le gotha assiste à sa propre réussite sociale. On se scrute la qualité de la carnation, le poids du caillou autour du cou. Beau peuple cannibale…

Pendant ce temps, dans mes dédales souterrains, la machinerie grince. Tant de câbles, de treuils et de rails. Tant de cordages pour m’ancrer à la terre des bords de Seine. Comme si les corps des danseurs, dépouillés de toute apesanteur, pouvaient métamorphoser mes coupoles en montgolfières, pouvaient envoler ma carcasse pétrifiée.

Les soirs de gala, la surenchère d’or et de lumière éclabousse mon côté sombre. Dans mes arrière-salles, les lampes de secours font du morse.

« Mayday, mayday, mayday. Petit rat en perdition au cinquième sous-sol. »

Sur scène, on pleure sans chagrin, on meurt sans jamais cesser de respirer. Le spectacle, c’est la pointe de l’iceberg. Ce n’est que la partie visible, infime, celle qui émerge au regard du public.

« Scène - entrée interdite à toute personne étrangère au service. »

Une simple porte de fer marque le passage de l’ombre à la lumière, et vice-versa. Un danseur blessé disparaît de ma face visible pour s’enfoncer dans ma nuit. On retouche un peu son costume, un autre l’enfile. Un remplaçant devient titulaire. Les dessous de la scène, c’est la fosse commune. Une étoile passe à la trappe, une autre s’envole au milieu des palmiers, des orangers et des cactus d’une Californie de carton-pâte. Et quand tout est fini, quand les danseurs remontent dans leurs loges, on dirait des apnéistes de retour du grand bleu. Encore ivres, déjà figés. Les pieds brûlants. Loin du public, loin de l’œil du grand décisionnaire, tendres et polaires, les danseurs reprennent forme humaine. Ils bâillent, s’enrhument parfois.

Le spectacle, ce n’est que la pointe de l’iceberg. Je m’en détourne de plus en plus pour me focaliser sur l’invisible. Les loges, les foyers et les salles d’étude, ce monde de miroirs et de petits pianos noirs, qui cadencent les exercices répétés à l’infini. Au petit jour, dans mes entrailles, tout n’est que bruissement. Tout au long de mes longs couloirs, dans ma profusion d’escaliers et de passerelles suspendues, tout n’est que pas feutrés, froufrous de voix et rires étouffés. Et ça monte, et ça descend, ça court et ça court… Et ça trottine à tout-va en dedans de moi, ça me chatouille de partout. Le régiment des chaussons roses est en marche. « Hardi moussaillons ! »

Plongé dans le silence, le foyer de la danse prend des airs de sanctuaire. Des ombres y planent. Des silhouettes coiffées de hauts-de-forme, l’odeur âcre du cigare comme signe extérieur de richesse. L’immense miroir de Saint-Gobain, au fond du foyer, semble encore refléter le vaste visage de ces beaux messieurs, qui venaient ici à la rencontre des ballerines. Et dans un coin, une ombre tassée et géante à la fois : Edgar Degas, le peintre aux pastels, le fou de danse.

Derrière une porte basse, Carlotta vient de découvrir la promenade des toits. Petit rat fraîchement moulu, elle contemple pour la première fois l’océan de béton étendu à ses pieds. La fillette fardée joue à la danseuse étoile, un soir de gala. Les sonneries du théâtre retentissent, la marée humaine se répand dans la grande salle. Avant le rideau, l’agitation est indescriptible.

« Bam. Bam. Bam. »

La lumière décline, le directeur frappe dans ses mains : « Place au théâtre ».

Les violons s’accordent dans la pénombre de la fosse. Carlotta danse à la barbe de Beethoven, dont le buste domine la place de l’Opéra. Elle prend le bras de Rossini comme barre pour ses exercices : pliés, petits dégagés, ronds de jambe à terre, ronds de jambe en l’air… Elle danse pour tous les personnages de bronze et de pierre, lâche le bras de Rossini, se pend au cou de Mozart, improvise Le Lac des Cygnes. A soixante mètres du sol, Carlotta s’écroule de sa plus belle mort avant de se relever dans un éclat de rire. A la face de Paris, à la face des étoiles.

  • Magnifique.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Photo chat marcel

    Marcel Alalof

  • Merci Anne de si beau texte. Moi, la provinciale, j'étais à Paris il y a quelques mois, éblouie par ce vaisseau de pierre fantasmagorique, écrasée par ses fastes. Minuscule souris plantée au bas de ses marches... voilà que tu m'as donné envie de lever ses jupons et de plonger dans ses mystères...
    La prochaine fois, c'est toi que je prends pour guide.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Jos phine nb 7 orig

    junon

  • Bravo pour cette victoire méritée.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Fond blanc 92

    marys

  • Bravo Anne, tu le mérite, comme tu le sais le l'ai lu la première et j'ai voté, je t'ai souhaité bonne chance et tu vois c'est arrivé! Nous attendons qu'il soit lu par Tcheky! Encore bravo!

    · Il y a presque 13 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

  • BINGO!!
    Félicitation Anne.
    Au suivant..
    La MAMAWASI ça te dit qqe chose ?

    · Il y a presque 13 ans ·
    St barth 052

    jb0

  • Une belle réussite ! Bravo Anne :-)

    · Il y a presque 13 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • Bravo, je n'avais pas encore lu votre texte, c'est une belle victoire. Incontestable comme celle de Cécile. Puissent tous les concours être de cette trempe ....

    · Il y a presque 13 ans ·
    Apphotologo

    Michel Chansiaux

  • "A soixante mètres du sol, Carlotta s’écroule de sa plus belle mort avant de se relever dans un éclat de rire. A la face de Paris, à la face des étoiles."
    Bravo et félicitations Anne... j'ai beaucoup aimé ton texte et ce d'autant plus que l'Opéra Garnier est le monument que je préfère dans Paris... j'avais même hésité à parler de lui... Un autre jour sûrement ! *_*

    · Il y a presque 13 ans ·
    Clope orig

    Cécile Delalandre

  • J'avais mis ce texte dans ma liste des gagnants potentiels de "La clameur" ainsi que celui de Cécile (j'avais relevé 8 textes)...Bravo, Anne! C'est super et mérité !!!

    · Il y a presque 13 ans ·
    Pascal 3 300

    Pascal Germanaud

  • C'est un peu comme si on y était, la description est tellement bien faite qu'on a l'impression d'avoir un guide, bravo !!

    · Il y a presque 13 ans ·
    Dsc00657 465

    la-fee-clochette--2

  • Je découvre et le Palais Garnier et un bon texte.
    Intéressant de laisser s'exprimer les murs. Le narrateur devient moins "neutre".

    · Il y a environ 13 ans ·
    015

    carmen-p

  • Bravo Anne, un très bon texte

    · Il y a environ 13 ans ·
    St barth 052

    jb0

  • C'est très bon, cette description, faite par le Palais Garnier, lui-même,j'aime, et j'ai noté pour le concours. Bonne chance. Cœurs.

    · Il y a environ 13 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

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