Sunshine
octobell
Il sentit que quelque chose n’allait pas. Avant même d’être totalement conscient, il comprenait qu’il y avait un truc qui clochait. La douleur. La douleur qui partait de son bras gauche et qui semblait lui oppresser le cœur. Une oppression, oui. Il peinait à respirer. Il peinait même à ouvrir les yeux. Un haut le cœur le saisit, et il sentit le goût du sang dans sa bouche. Pourquoi n’arrivait-il pas totalement à se réveiller ? L’odeur lui piquait le nez. Une odeur de caoutchouc brûlé. Et celle du sang, mais il n’arrivait pas à déterminer si c’était celui qu’il avait dans la bouche qui altérait ses sens ou s’il y avait bien autre chose. Il tenta de bouger, mais la douleur dans son bras se fit plus vivace, et lui arracha un gémissement. Il aurait pu hurler, s’il en avait été capable. Cette décharge eut au moins le don de le réveiller, et sa conscience se manifesta brusquement dans son esprit.
Il était dans sa voiture. Non, pas la sienne. Celle de Shia. Dans ce qui restait de la voiture, en tout cas. De son siège, il voyait le parechoc complètement fracassé, et le capot soulevé en un angle bizarre. Le pare-brise avait complètement disparu, et les armatures de la voiture s’étaient affaissées comme un V sur le devant. D’un geste mécanique, fébrile, Ira tenta de défaire sa ceinture, mais le simple fait de déplier le bras manquait de le faire vomir tellement la douleur était intense. Son instinct lui cria de l’ignorer, et il sentit son bras craquer, tandis qu’il atteignait péniblement le bouton poussoir de la ceinture. A peine libéré, il ouvrit la portière et se laissa pratiquement tomber sur l’herbe fraîche. Il se traîna en arrière pour s’extraire entièrement du véhicule, puis resta plusieurs longues secondes ainsi, allongé sur le dos, les paupières fermées, le sang qui pulsait à ses tempes avec violence et les brins d’herbe qui lui chatouillaient la nuque.
Les choses avaient du mal à se remettre en place dans son cerveau. Il savait que quelque chose lui échappait, mais il n’arrivait pas à comprendre quoi. Il n’arrivait pas à faire un chemin plus loin que le moment présent, plus loin que la douleur et la caresse de l’herbe sur sa nuque. Et cette odeur de caoutchouc brûlé.
Un gémissement lointain le délogea de ses pensées brumeuses et tortueuses. Gémissement qui se transformait en sanglots, les sanglots en pleurs, et les pleurs en hurlements. Cela fit comme l’effet d’un électrochoc dans l’esprit d’Ira. Ce qu’il n’arrivait pas à saisir lui percuta l’esprit si violemment que sa première réaction fut de se pencher sur le côté pour vomir. Et en même temps qu’il déversait le liquide amer et brûlant dans l’herbe qui, un instant plus tôt, lui caressait la nuque, les souvenirs lui revenaient par vague, accentuant encore ses hauts le cœur. La voiture, les rires d’Aina et Kate et les regards assassins de Johanna. Les rires des filles et la voiture qui arrivait en face. Les regards assassins de Johanna et cette voiture qui n’avait rien à faire là. L’embardée, et puis plus rien.
Ira se redressa sur ses bras tremblant, puis se leva avec difficulté. Il tituba, s’accrochant à la voiture pour ne pas tomber. C’était Aina qui était en train de hurler. Ira passa brièvement une main sur son crâne, là où la douleur était pratiquement en train de l’aveugler, mais il préféra l’ignorer. Il ouvrit la portière arrière, et presque sans réfléchir, sortit Aina de la voiture. De violents sanglots la secouaient tout entière, et il resserra ses bras sur son petit corps fragile.
« Chhht… Je suis là, je suis là. »
« Qu-qu-qu’est-ce qui s’est passé ? » Hoqueta-t-elle entre deux avalanches de larmes, et Ira se pencha pour la poser dans l’herbe, caressant ses cheveux blonds avec toute la tendresse dont il était encore capable. Il essuya machinalement le sang qui coulait de son oreille le long de son cou.
« On a eu un accident. T’inquiète pas, Sunshine, tout va bien se passer. »
Lorsqu’il se releva, il tenta de fouiller les environs du regard à la recherche de l’autre véhicule. Mais ils étaient entièrement seuls dans le contrebas de cette route de campagne. Il ne savait pas depuis combien de temps ils étaient là, mais il n’y avait pas une seule voiture qui s’était arrêtée. Peut-être parce qu’il n’y en avait pas une seule qui était passée. Et le véhicule responsable de l’accident n’était plus là. Inutile d’être en pleine santé pour comprendre que c’était un délit de fuite. Le regard d’Ira se reposa sur la voiture, et il réalisa vraiment son état à cet instant seulement. Elle avait l’air d’être passée sous un rouleau compresseur. Combien de tonneaux avaient-ils fait avant d’arriver là ? Le dessus de la voiture était complètement écrasé, et les deux roues arrière, ainsi que l’intégralité du contenu du coffre, s’étalaient sur plusieurs mètres dans le champ. C’était un véritable carnage. Il s’estimait incroyablement chanceux que lui et Aina s’en soient sortis avec presque rien. Rapidement, il contourna la voiture et ouvrit d’abord la portière arrière. Il passa doucement la main sur le visage de Kate, dont les paupières papillotèrent lentement. Elle tenta de dire quelque chose, mais encore trop assommée, elle ne parvenait pas à faire sortir le moindre son de sa bouche.
« Ok… Ne bouge pas. Reste là. »
« Hmm… Qu… »
« On a eu un accident. »
Une larme perla des yeux mi-clos de Kate, et Ira, brusquement, se sentit accablé d’une telle honte, d’une telle culpabilité qu’il ne put que courber l’échine, les mains serrées avec force sur le rebord de la portière. Mais il ne pouvait pas se permettre de se laisser aller maintenant. Il ne pouvait pas laisser ses nièces livrées à elles-mêmes.
Il alla ouvrir la portière de devant, et comme si elle n’attendait que ça, la tête de Johanna ballota sur le côté, aussi inerte qu’une poupée de chiffon. Ira recula si vivement qu’il tomba en arrière, se réceptionnant par réflexe avec ses deux bras. Dont le gauche qui était cassé. Il hurla de douleur en se roulant en boule dans l’herbe, et aussitôt, Aina accourut auprès de lui.
« Tonton ! Tonton, qu’est-ce qui t’arrive ? »
« Ca va aller, Sunshine… » Grommela Ira entre ses dents serrées, le front posé contre la terre. Il fallait qu’il ignore la douleur. Il devait ignorer cette putain de douleur ! Et la culpabilité, pour l’heure. Il s’octroya une seconde pour se laisser complètement envahir par cette vague de sentiments, la terreur, l’incompréhension, la culpabilité, la honte. Puis dans une grande inspiration, il se redressa, agrippa Aina par les aisselles pour la porter contre lui, faisant totalement fi de la douleur qui se propageait dans tout son bras, et refit le tour de la voiture. Il reposa Aina à ses pieds, et sans même qu’il lui exige de rester tout près de lui, elle s’agrippa à son jean comme un bébé koala sur le dos de sa maman. Ira fouilla rapidement dans les débris de la place du conducteur et finit par y trouver son portable. L’écran était complètement fissuré, mais l’appareil fonctionnait encore. Il composa le numéro des secours, qui réagirent aussitôt.
« Oui ! On a eu un accident de la route. On est euh… » Il tourna sur lui-même, essayant de se rappeler quelle était la dernière route qu’ils avaient prise, mais pas moyen de se la remémorer. « Putain… entre Summerhill et Waterford. La… » Il prenait cette route tellement souvent. « A côté de la M9. On est… On est quatre, dont deux petites filles. Et il y a probablement… Enfin… Vous contentez pas d’amener les ambulances… » Il baissa le regard sur Aina, mais elle ne comprenait visiblement pas.
Tant mieux.
Il entendit à peine ce que l’hôtesse lui disait de l’autre côté de la ligne, et raccrocha, balançant vulgairement son téléphone sur le siège.
« Ira… » Appela la voix de Kate à l’arrière de la voiture. Ira se précipita de son côté, suivi à la trace par Aina, et se pencha sur Kate.
« Comment tu te sens, Tigresse ? »
Kate déglutit.
« J’ai mal… j’ai mal à la tête. »
« Ok… Essaye de ne pas t’endormir, d’accord ? Essaye de ne surtout pas t’endormir. Tu m’entends ? »
Kate hocha simplement la tête, ses paupières papillotant faiblement. Ira, plongeant son regard dans celui de sa nièce qui faisait tous les efforts du monde pour le soutenir, lui adressa un mince sourire qu’il voulut rassurant, et caressa son front avec une infinie douceur, chassant les mèches brunes qui s’y étaient collées.
« Maman… » Gémit-elle, tandis que les larmes se remettaient à sillonner ses joues de traces noirâtres. « Où est maman ? »
Ira sentit sa gorge se serrer, et Aina se coller encore contre sa jambe. Elle ne voulait pas s’attarder sur la vision de sa mère encore assise à l’avant du véhicule. Comme si elle avait déjà deviné. Les mots se bousculèrent dans l’esprit d’Ira. Que devait-il dire ? Qu’avait-il le droit d’avouer ?
« Elle ne s’est pas encore réveillée. » Dit-il alors au bout de plusieurs longues secondes, et Kate sembla se contenter de cette réponse. Elle hocha la tête et ferma les yeux.
« Ne t’endors pas… » Avertit-il d’une voix douce.
« J’ai si mal à la tête… »
Ira priait pour qu’elle n’ait pas une hémorragie cérébrale ou quelque chose dans ce genre là. Il priait aussi pour que les secours arrivent le plus vite possible. Plus longtemps ils restaient sans soins, plus ils risquaient pour leur vie.
Une voiture passa sur la route au-dessus d’eux, et dans un bruyant crissement de pneus, s’arrêta brusquement. Un couple d’une quarantaine d’années sortit du véhicule et dévala aussitôt la pente pour rejoindre Ira.
« Monsieur ! Vous allez bien ? Vous avez appelé les secours ? » Demanda la femme en s’approchant de lui avec douceur.
« Euh… Ouais… Ouais, je les ai appelés… »
L’homme s’était déjà penché sur Johanna, et à travers la vitre de la portière ouverte, il jeta un coup d’œil sur Ira. Il n’eut aucun mot. Il avait compris qu’Ira savait déjà.
« On va rester avec vous jusqu’à l’arrivée des secours. » Annonça-t-il avec fermeté, et sa femme approuva d’un mouvement de tête.
« Je vais vous chercher de l’eau. Vous voulez de l’eau ? J’ai une bouteille dans la voiture. »
« Oui, il faut de l’eau pour les gamines… » Approuva Ira, les mots sortant de sa bouche sans même qu’il ait conscience de les penser. La femme remonta rapidement la pente et revint quelques secondes plus tard avec une bouteille d’Evian entamée au quart. Elle s’accroupit en face d’Aina et lui tendit la bouteille, allant même jusqu’à l’aider à boire.
« Tu es une petite fille très courageuse ! » Dit-elle avec un sourire avenant.
Ce furent les sirènes de l’ambulance qui lui répondirent, et ils tournèrent tous un même regard sur la route. L’espoir était enfin permis. Ira se pencha à l’intérieur du véhicule pour vérifier l’état de Kate. Elle avait les yeux grands ouverts à présent, et un soupçon de couleurs avait réinvesti ses joues et ses lèvres. Elle semblait aller mieux, et Ira fut soulagé du constat.
« C’est presque fini ma chérie. »
« Tonton… » Gémit derrière lui la voix d’Aina.
« Une seconde, Nana ! »
« Tonton, j’me sens… pas bien… »
Ira se retourna vivement. Aina avait les deux mains sur son estomac, et se battait visiblement contre une violente envie de vomir. La femme se pencha vers elle, posant délicatement la main sur son épaule.
« Ca va, ma chérie ? »
Mais lorsqu’Aina ouvrit la bouche, seul un filet de sang en sortit. Au-dessus d'eux, les ambulances et les pompiers s’arrêtaient et sautaient de leurs véhicules avec le nécessaire de premier soin. Ira se précipita vers Aina pour la saisir par les épaules. La petite fille passa sa menotte sur son petit menton dégoulinant de sang. Lorsqu’elle aperçut les marques rouges sur ses doigts, elle écarquilla les yeux de terreur.
« Tonton… »
Elle s’effondra comme une poupée de chiffon dans ses bras.
« Aina ? » Appela Ira avec inquiétude en tendant de la forcer à se redresser. Mais elle n’était plus rien d’autre qu’une chose inerte qui reposait entre ses bras. Il la secoua légèrement, continuant à l’appeler. Les ambulanciers entourèrent la voiture, et au loin, il entendait la voix de l’homme qui expliquait l’état dans lequel ils les avaient trouvés.
« Aina !! » S’écria-t-il avec plus de force, oubliant tout le reste à côté. « AINA !!! »
Mais ses yeux étaient inexorablement fermés. Il ne sentit même pas cette main qui se refermait sur son épaule et qui tentait de le dégager d’Aina, qu’il serrait dans ses bras. Qu’il serrait à l’en étouffer. A l’en étouffer… Si au moins elle était encore en train de respirer.
Une écriture vraiment très belle. . .Pour le reste, tout est déjà dit un peu plus haut ^_^
· Il y a environ 11 ans ·psycose
J'ai envie de te dire ... "Je te l'avais dit hein" :))
· Il y a environ 11 ans ·rafistoleuse
Pas mieux que les autres, ce texte est saisissant !! J'adore !
· Il y a plus de 11 ans ·odepluie
Merci beaucoup ! Bon bah quand j'aurai écrit la suite, je vous ferai signe :D
· Il y a plus de 11 ans ·octobell
Je m'y croyais, tellement les scènes sont d'une intense réalité. Il faut continuer!
· Il y a plus de 11 ans ·yoda
ça donne des frissons en le lisant! Magnifique! En effet, ça serait chouette une suite!
· Il y a plus de 11 ans ·alcestelechat
J'ai tendance à te croire, Matt... J'dirais même que tu en perds ton latin ! Merci beaucoup en tout cas ^^ J'espérais bien que la lecture en "one shot" puisse être suffisante. Et effectivement, Ira j'le connais tellement par coeur que son comportement me vient tout naturellement. Contente que ça t'ai plu (bon, vu le sujet, "plaire" c'est pas trop trop le mot mais on se comprend xD)
· Il y a plus de 11 ans ·octobell
Un texte bouleversant.
· Il y a plus de 11 ans ·Quel réalisme, tous les détails, le description tellement riche et précise, on y croit, on y est même (aïe, la tôle froissée, j'ai connu) !
En plus, ton art de rendre les sentiments, les pensées, les sensations des sentiments (Ira que tu connais par... coeur et sa petite famille aussi !)
Si un texte "one shot", il est magnifique ! Si c'est l'intro d'une nouvelle, il est magnifique !
J'ai dit que je trouvais que ton texte est magnifique ??
CDC
matt-anasazi
Merci beaucoup pour vos commentaires, toutes, ça me touche !! Merci !!
· Il y a plus de 11 ans ·octobell
Cette nouvelle est magistralement écrite et sentie, gros gros CDC
· Il y a plus de 11 ans ·sophie-dulac
Introduction très bien écrite. Effectivement le sujet est grave mais cela n'enlève rien au fait que ton écriture est très fluide et réaliste, on rentre dans l'histoire quasi-instantanément.
· Il y a plus de 11 ans ·Marie Cornaline
c'est un texte vraiment dur, j'ai les larmes aux yeux, c'est pas sympa. tres bien ecrit j'ai eut l'impression d'y etre helas.
· Il y a plus de 11 ans ·christinej
Je suis complètement d'accord avec Alice, c'est vraiment bouleversant, percutant comme un souvenir tellement on s'y serait cru !
· Il y a plus de 11 ans ·Bravo :)
rafistoleuse
Ouahou, Alice, ton commentaire me touche vraiment ! Merci énormément à toi !!
· Il y a plus de 11 ans ·Et merci beaucoup à toi aussi, Yannick, ça fait très plaisir :)
octobell
Intense... Un moment, je m'y serais cru.
· Il y a plus de 11 ans ·Yannick Bériault
Sublime. Magistral. Tout y est, les descriptions sont parfaites, les détails mesurés, les images se forment avec évidence dans ma tête au fur et à mesure de la lecture. C'est maîtrisé, parfaitement maîtrisé, et pour un sujet terrible c'est un talent encore plus terrible ! C'est bouleversant de réalisme, vraiment, chapeau Octobell !!! Un CDC gros comme ça pour moi :)
· Il y a plus de 11 ans ·Alice Neixen
Ahah oui effectivement, en principe, c'est l'introduction d'une nouvelle, mais je sais pas si j'aurai l'occasion de la poster là.. On verra ^^
· Il y a plus de 11 ans ·octobell
Triste histoire, avec pas mal de points d'interrogation. Pour une suite qui répond aux questions ?
· Il y a plus de 11 ans ·Archange Flippé