Ton cartable est ouvert

Fanny Chouette

Toujours ce rêve, rigoureusement identique, depuis des nuits qui se comptent deux par deux.  

Il fait nuit, à une heure où pourtant le Soleil a école. Panne de réveil, la Lune lui griffonne un mot d'absence : le petit a la nausée ; vous le savez comme moi, un Soleil ballonné fait pleurer les enfants. Bonne rentrée. A demain.

Dans cette cour interminable d'images et de parfums entremêlés, ils sont là. Vous tous, petits brins d'enfance, à chaque pas grandissant davantage. Bientôt vos jeans de 1995 vous tailleront les shorts ridicules du printemps 99. On grandit trop vite quand on a le temps.
Si je cours, un duvet piquant vous rend viriles pendant que ces - futures - dames paniquent devant la taille de leurs bonnets. Hier moustiques, demain mandarines. La vie prend des formes inattendues. 
Je suis en avance, je m'arrête.
- Hé, ton cartable est ouvert !
Sans me retourner, je reconnais les voix maternelles de mes sœurs de marelle. Arrivées à ma hauteur, j'inspire notre enfance. Apnée nostalgique. Des bleus aux genoux, du rose aux joues et tout un monde à s'inventer.
- Tiens, t'as fait tomber ça.
Un crayon de couleur. Rouge. Suivi d'un bleu et d'un jaune. Oh, et le violet dont la mine cassait tout le temps. Ils étaient beaux ces crayons, nos armes de construction massive. Ils sentent bon la pâte à modeler, les écrits gauches d'une main droite fragile, et les limites, déjà. Ne pas dépasser. Apporter autant de couleur que notre esprit arc-en-ciel nous le dicte, jusqu'à la ligne. 
Attendez ! Ça y est, les petites têtes blondes m'échappent déjà, poussant des cris joyeux comme pour se donner de l'élan. Il faut y aller.

Trois pas de plus, et une jolie dame blonde prend le contrôle des opérations. Des additions d'abord, plus on ajoute et plus c'est grand. J'aime bien l'école. Doucement, on apprend à vouvoyer celle qui nous donne à tutoyer le monde. Le tableau parsemé de leçons presque aussitôt effacées a des allures de tarte à la pistache saupoudrée de sucre glace. Un vert, un joli vert. Un tableau tout vert. Comme mon cartable.
- Hé, ton cartable est tout vert !
- Quoi ? Tu vois bien qu'il est bleu !
- N'empêche qu'il est ouvert, ton cartable tout bleu !

Cette faute de frappe avec des couettes, c'est moi. Les dictées, la grammaire à apprivoiser. Et les premiers émois des mots, déjà.
- Tiens, t'as fait tomber ça.
Un page de cahier, soigneusement arrachée à mes devoirs. Mon premier poème. J'ai neuf ans, et l'heure de mon baptême de syntaxe est passée de cinq minutes. Je prends un temps insolent pour le détailler. Je revois mon index honteux pointer une faute d'accord au moment de la relecture. Je revois le grand parc, ces géants de bois nous offrir le meilleur des terrains de jeux. J'avance encore un peu. Et je le vois, lui.
Il est déjà l'heure des premières palpitations de traviole. Des joues rosées dont le fouet du vent n'est plus l'unique accusé. Bientôt le seul coupable, ce sera lui, pour des semaines et des mois. Son prénom bercera mes leçons, l'Histoire de France n'aura de sens que s'il est là pour en écrire la suite avec moi. Le temps des mots clandestins dans les trousses mal rangées. Des stylos rongés, des ongles aussi, parfois. Des yeux rivés sur une pendule qui se fout de nous, et qui aime ça. Des premières vraies leçons aussi, dont le grand tableau vert ne dira mot. La vie ne s'apprend pas dans les livres. Avance un peu, je te sens déjà ivre.

Un creux dans le ventre. Un gouffre.
Qu'est-ce qui nous prend, nous sommes bien trop jeunes pour la nostalgie. Ce truc est fait pour les trentenaires accablés de n'avoir vécu si intensément les années qui alourdissent mon cartable. Plus qu'un pas. Ne bouge pas.
- Hé, ton cartable est ouvert !
Ces voix, toujours les mêmes, ont bien grandi. Tout le reste aussi. Arrivées à ma hauteur, j'inspire nos confidences, et j'expire, enfin, notre innocence. Demain, nos vraies larmes de faux cœurs de pierre sécheront dans la cour d'un lycée interminable de découverte. Demain, nous connaîtrons ces doux frissons en songeant aux craies blanches, aux joues roses et à ce crayon à la mine violette. Demain. Demain arrive trop vite quand on est grand.
- Tiens, t'as fait tomber ça.
C'est joli. Ça ressemble à un nuage, impalpable et pourtant si doux à cueillir. C'est plein de couleurs vives, de mots qui marquent et de parfums sans noms. Ça fait éternuer aussi, quand on s'approche près, très près. Ce n'est rien.
Elle conserve toujours un peu de sucre glace pour le reste de la route, l'Enfance.

- Hé ! Ton cartable !

  • J'aime beaucoup le leitmotiv qui revient lancinant entre deux échappées. Très beau texte.

    · Il y a environ 11 ans ·
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    Frankie Perussault

  • Une écriture franchement habile! un délice des sens

    · Il y a environ 11 ans ·
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    jasy-santo

    • Merci à vous pour ce joli compliment !

      · Il y a environ 11 ans ·
      Rrrr

      Fanny Chouette

  • Merveilleux! cette nouvelle est pleine de nostalgie comme je l'aime beaucoup. Il y a une chose que l'on apprends pas à l'école c'est à construire du rêve et c'est là certainement une de ses grandes lacunes. On y apprend que le monde est vaste certes et après... que l'histoire est pleine de héros, certes et après...l'école est imparfaite dans son fonctionnement comme dans les matières qu'elle dispense aux élèves. Je parle du rêve mais ne riez pas, celui-ci, à chacun l'âge venu est un moteur essentiel de la croissance. Le reste...des broutilles! Merci en tous cas pour ton très beau texte.

    AMISDESMOTS

    · Il y a environ 11 ans ·
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    amisdesmots

  • Il y a tout! Le ton, les images, le style, le rythme-respiration... Une écriture superbe et délicate, où même le sentiment avance sur la pointe des pieds.
    C'est très beau Fanny Houët, c'est très beau!

    · Il y a environ 11 ans ·
    Un inconnu v%c3%aatu de noir qui me ressemblait comme un fr%c3%a8re

    Frédéric Clément

  • Très joli!( même pour une vieille trentenaire... ;) )

    · Il y a environ 11 ans ·
    Noir

    suzelh

    • Haha, merci Suzelh ! La trentaine, ça veut surtout dire qu'encore plus de choses tombent d'un cartable ouvert, non ? Si, hein. Toujours voir le cartable à moitié plein, TOU-JOURS.

      · Il y a environ 11 ans ·
      Rrrr

      Fanny Chouette

  • Superbe, construction très originale, l'on suit avec grand plaisir et aussi nostalgie

    · Il y a environ 11 ans ·
    Tyt

    reverrance

  • un beau rêve ... et beaucoup moins anodin qu'il n'y paraît ... quand la légèreté prend de l'épaisseur ... j'aime !

    · Il y a environ 11 ans ·
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    woody

  • L'écriture qui parcourt l'école à fond de train. CDC

    · Il y a environ 11 ans ·
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    Archange Flippé

  • Souvenir, souvenir !
    Fanny fait sa rentrée pour notre plus grand bonheur.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

    • Merci Mathieu !
      Tellement pressée de revenir par ici que j'en ai oublié mon cartable. Pas bien grave, je ramasserai ce qui tombe de ceux des autres !

      · Il y a environ 11 ans ·
      Rrrr

      Fanny Chouette

  • Joli, très bel article de rentrée !

    · Il y a environ 11 ans ·
    Moi da orig

    Dominique Arnaud

  • Plongée en apnée dans le paradis perdu de l'enfance ! Mais votre style nous berce avec douceur et la remontée nous laisse des étoiles dans les yeux ! Bravo !

    · Il y a environ 11 ans ·
    Avatar loup 54

    matt-anasazi

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