Un van de liberté

carouille

Je suis né d'un verre de vin.

Un verre de rouge renversé sur mon canapé blanc. Cette énorme tache écarlate a créé un court-circuit qui m'a mis en suspens dans ma propre vie.

En répétant poliment que ce n'était pas grave, que c'était un simple accident, je les avais regardés s'agiter pour tester sur le blessé les premiers secours classiques, secouer la salière, vider un verre de vin blanc (le seul vrai truc efficace soit dit entre nous). Pendant que l'auréole s'étendait et se parait sous leurs efforts de nuances affligeantes allant du rose pâle au violacé. Mais en fait, la seule chose à laquelle j'avais pu penser, c'était qu'il m'avait fallu travailler trois longues semaines, du lundi au vendredi, pour payer ce foutu canapé. Soit quinze jours où le réveil m'avait levé pour mieux me courber sur mon labeur. Environ cent vingt heures le dos et la nuque tétanisés au-dessus de mon bureau comme ceux de mes ancêtres sur le sillon de la charrue. De père en fils, indéfiniment. Pour un quart de seconde de distraction, ce canapé était bousillé. Et à l'idée de devoir refaire ces sept mille deux cents minutes (hors impôts, TVA, prélèvements sociaux et inflation), j'en avais eu des nausées.

Longtemps après leur départ, j'étais resté assis à côté de ma nouvelle tâche, mes yeux faisant le tour de ma maison. Les étagères, quatre heures. Les livres, une demi-heure à une heure par tête. La table une vingtaine d'heures, et environ cinq heures par chaise. Le tapis, ouh, une folie, plus d'une centaine d'heures. La télé, j'en rougissais, toutes ces heures pour un truc qui pompait de l'électricité pour régurgiter TF1. Les chaussures que j'avais aux pieds, au moins trois heures, je suis coquet.

Un verre de rouge innocent à la main, j'avais déambulé dans les pièces pour chiffrer tous ces objets que j'avais entassés. Non pas en argent, mais en temps consenti pour les obtenir. Le summum revenait bien sûr aux solides murs de pierre sous alarme qui enserraient mon butin, je continuais chaque mois de leur offrir en sacrifice une bonne partie de mon temps.

Parvenu devant mon miroir, face à mon teint blafardé aux néons et à mes yeux maquillés par les ondes informatiques, mon système interne s'était brutalement rebooté sur d'autres lignes de vie. Je ne voulais plus de cet amas d'objets qui vampirisait mon temps, la seule chose qu'on ne peut acheter. Quand mon réveil avait sonné ce lendemain-là, il était passé par la fenêtre.

 

Aujourd'hui, je suis dos au mur. J'ai largué toutes les amarres, toutes sans en garder une seule, c'est la seule façon de croire qu'un autre chemin est possible. Garder un filin de sécurité, c'est entraver l'envol et s'écraser au sol. J'en ai entendu beaucoup, à chaque chaîne que je brisais. Dépression. Burn out. Crise de je ne sais quelle dizaine. Vent de folie. Parfois même courage avec une pointe d'envie mêlée d'effroi. Mais en vérité, ce n'est rien de tout cela. Simplement qu'après avoir vu les choses sous un angle différent, une fois les yeux décillés, il est tout simplement impossible de continuer sur le même chemin.

 

Derrière moi, dans un van orange, se trouvent les seuls objets que j'ai gardés, des photos de famille à ma brosse à dents. Mon téléphone et son abonnement, parce que je ne veux pas être fantôme errant coupé des autres, au contraire. Je veux aller à la découverte de l'Autre, et de moi-même. De ce que je suis capable de faire de cette vie que j'ai reconquise.

Mais je crois que ce qui prend le plus de place, ce sont tous les rêves que j'avais abandonnés un par un, et qui me donnent une seconde chance.

Le reste est parti au plus offrant, et s'est transformé en petites coupures qui paieront l'essence pour sillonner le monde, et mes envies et besoins pour continuer à en faire partie. Cela tiendra bien quelques années, maintenant que je ne suis plus l'otage de mes possessions. Et après…après je verrai bien. La vie est pleine d'opportunités, et peut-être ai-je suffisamment ouvert les yeux pour les reconnaître et les saisir. Ce soir, en ouvrant les portes de mon van, j'aurai le ciel pour plafond, et peut-être avec de la chance Vénus en ligne de mire.

 

A cet instant précis, je prends le temps de savourer les quelques minutes qui me séparent du départ. Mais cette attente est déjà le départ, puisque je suis désormais maître du « quand ». J'ai sous les yeux les multiples moi d'hier qui courent d'un rendez-vous à l'autre, se hâtent les bras chargés de sacs. Je me rappelle encore la tension de leur nuque paralysée droit devant pour ne pas regarder alentour ; les spasmes de leur ventre refermé sur tout ce qu'il doit admettre et accepter.

Ils savent où ils vont.

Moi pas.

Et je ne sais pas ce que je deviendrai.

Mais je sais ce que je ne veux plus être.

 

© By Himself
  • S'il reste un quartier d'orange dans ce van, je me ferais bien une petite place...mais j'ai beaucoup de choses à transporter. C'est encore loin ?

    · Il y a environ 8 ans ·
    479860267

    erge

    • :)) c'est ni près ni loin, c'est maintenant et partout. Et pour tout ce que tu as à transporter, on peut prendre une remorque, il y a toujours de la place pour ce et ceux que l'on aime

      · Il y a environ 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Touché. Merci Carouille. Ça fait du bien tu sais. Merci.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Vie1

    thib

    • De rien. ça m'a fait du bien d'y rêver :) merci à toi d'être venu par chez moi

      · Il y a environ 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • L'évasion littéraire peut être très enrichissante et détendre... sans coup de soleil ;-)

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Avatar

    Olivier Bay

    • :)) je prendrais bien des vraies vacances quand même ! :)))

      · Il y a environ 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Liberté chérie quand tu nous tiens...

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Catherine lavandier

    Laurène J.Carol

    • ;))) ça doit être le soleil qui la rend encore plus désirable ! ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • "Un jour l'habitude a été trop, tu as jeté ton fardeau, et sans regret tu as dit: à bientôt" C'est Antoine qui chantait ça... Très beau voyage en van léger !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

    • :)))) Antoine et ses chemises à fleurs, indémodable ! ;) je n'ai écrit que le départ, reste le voyage à inventer. Volontaire ? ;))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • J'ai adoré la musique ! Quant à compter, je ne sais pas compter, alors en temps... j'ai des allergies qui reviennent rien que de penser au chiffres ;-) Mais les lettres çà va, alors tes mots légers et profonds... et j'approuve le titre à la Zab ;-)

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • C'est pour ça que tu sais donner sans compter :) je suis nulle en maths, mais enfermée dans mon bureau avec cette canicule, j'avais des envies d'évasion, que j'ai livrées à ma plume ; ) bises

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Coucou ma lutine.... joli texte et belle idée de compter en heure pour toutes ces acquisitions... Mention spéciale pour le titre :-))
    Tu me rappelles le temps de mon adolescence... je voulais faire la route aussi... et puis... c'est aussi les liens que l'on tissent qui nous retiennent.... mais comme tu le dis plus bas..., l'écriture n'est pas nécessairement vérité et si elle permet de s'évader, de tailler la route, alors pourquoi se gêner !... l'écriture et la lecture deux moyens d'évasion qui ne coutent rien en essence....
    et ton Van me fait penser aussi à Sylvie ;-))
    bisous ♥

    · Il y a plus de 8 ans ·
    12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

    Maud Garnier

    • Coucou ma mauve :) moi aussi j'aurais bien pris la route, mais dans un van avec plein de grosses fleurs ! ;))) oui, ce qui nous retiens, ce sont les liens que l'on tisse, et puis le bureau de ma grand mère sur lequel j'aime écrire, et le buffet du grand oncle, où je range mes gâteaux, et le chevalet de mon père, sur lequel j'aime peindre, et. ..et....et....ça ne tiendrait pas dans un van, et moi j'y tiens beaucoup. alors je vais rester avec domicile fixe, et faire comme Sylvie, garder le van pour les vacances, et voyager avec ma plume le reste du temps.
      Bisou ma mauve et le coeur y est même si mon téléphone sait pas les faire ! ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Et tu sais quoi ? on peut même parler et entendre notre interlocuteur dans un téléphone !...étonnant non !... ;-D Bisous :-))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

  • Quel beau texte ! Plein de profondeur, de sensibilité et d'humanité. Le tout dit si simplement. Bref, c'est simplement vrai et bien écrit !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

    • Simple à dire mais pas à faire !! ;))) Heureusement la plume se moque des limites ;)) Merci Véro :))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Parfois un seul petit effet déclencheur permet de revenir à l'essentiel ... et d'envisager la vie avec tellement plus de sérénité ... beaucoup de profondeur dans ce texte ...

    · Il y a plus de 8 ans ·
    W

    marielesmots

    • Merci Marie. Une fantaisie qui se tisse de ressentis vrais poussés à leurs extrêmes. Mais oui, des principes de base qui redonnent de la sérénité en permettant de prendre du recul ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • C'est plus parlant d'évaluer les choses au temps de travail nécessaire pour les acquérir...
    Je l'envie un peu :-)

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Film petit prince

    missfree

    • Oui, hein, tout de suite ça change la donne ! ;)) Euh..je l'envie mais en même temps je pense pas que je pourrais le faire. En tout cas pas aujourd'hui ! Avec mes trois lutins, faudrait que j'accroche une caravane à mon van, ça perdrait un peu de son panache !! ^^

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Idem, ce n'est pas tout le monde qui peut tout laisser derrière lui ou tout embarquer et partir à l'inconnu! Les mots suffisent amplement pour s'évader ! :-)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Film petit prince

      missfree

  • On ne peut pas se débarrasser de tout mais, en mon sens discerner l'essentiel de l'accessoire est déjà le point le plus important. Chose qui est très bien relatée dans ce texte que j'aime beaucoup ;-)

    · Il y a plus de 8 ans ·
    17c25d2b

    Yitou

    • Oui, le point le plus important. Là j'ai poussé à l'extrême, mais il y a plein de juste milieux entre les deux ! ;) Merci pour la lecture et le com ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Oui c'est clair.. Tout n'est pas blanc ou noir

      · Il y a plus de 8 ans ·
      17c25d2b

      Yitou

    • Ce serait trop simple. Ou trop triste ? Notre plume aurait bien moins de chemins à explorer ! ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Voire un jeu d'échecs ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      17c25d2b

      Yitou

    • ;) Je choisis la partie de dames ! ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Honneur aux dames alors ;-)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      17c25d2b

      Yitou

    • :))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • On ne connait pas toujours le chemin mais je pense que l'important est de savoir ce que nous ne voulons pas, ce que nous ne voulons plus..des mots encore qui chamboulent l'intérieur ma Z et super musique associée...frrr de grrrr ma belle

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

    • Oui hein, c'est plus facile de savoir ce qu'on ne veut pas que de savoir ce qu'on veut ! ^^ J'adore cette musique, chaque fois elle me fait triper ! ;)) Grrr de frrrr

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • ^^ grrr de frrrr

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ade wlw  7x7

      ade

  • joli texte. J'aime beaucoup

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Tete alpaga

    campaspe

    • Merci :) moi j'aime beaucoup ce com ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

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