Y a-t-il plus sensible ordure que moi ?

Thierry Kagan

Bonjour, oui… bonjour madame, je suis le papa de… en fait, on s’en fout complètement de qui j’suis le père puisque je vous appelle pour vous parler de Sandra.

Votre Sandra.

Enfin… je dis votre, mais dès qu’elle est sortie de votre ventre, elle n'a plus été tout à fait à vous, hein, on est bien d’accord… enfin bon, ça, c’est de la philosophie.

Là, je vais vous parler plutôt médecine légale.

Que philosophie.

Puisque votre fille, qui gardait la nôtre comme baby sitter, quand on est rentrés du ciné, on l’a retrouvée complètement vidée de son sang. Et c’est un peu gênant, vous me le concèderez - ma femme, 100% raccord avec moi - elle a salopé un peu le tapis en coco. Et c’est pas rattrapable au pressing. Bon, le tapis nous a coûté en gros le prix que nous aurait coûté son baby sitting et bien sûr - vous vous doutez qu’on a de l’éducation - on va pas vous demander de nous dédommager.

Mais… voilà… eh bien, nous devons partir en week-end en famille – on s’est offert une smartbox qui vaut la peau de pas mal de choses, dont les miennes – et donc, nous vous laissons la sac qui contient absolument toute votre Sandra.

Plus son sac à elle, d’ailleurs. Y a tous ses cours dedans, vous pourrez vérifier. Mais pas le sang, bien sûr ! On s’est dit que ça avait suffisament fait tâche comme ça.  On vous laisse tout le paquet sur la pas de la porte de notre immeuble. A gauche. En sortant.

On y a mis aussi la bouteille d’eau qu’elle a commencé. On va pas gâcher.On s’est dit, avec ma femme, que vous pourriez l’utiliser, une fois bouillante, pour déloger les saletés bien collées sur le carrelage de la cuisine, quand on n’aime pas l’eau de Javel et…

Ah merde, ça a coupé.

Voilà, c’est fait ma chérie.

Ce qu’elle a dit ? Bah, pas grand chose, en fait, puisque… c’était le répondeur.

Mais je ne lui ai pas laissé en placer une, au répondeur. J’suis comme ça, moi, tu me connais ma chérie.

Qu’est-ce que c’est ? C’est un petit souvenir. J’me suis dit que notre fille serait contente d’avoir une espèce de doudou qui lui rappellerait Sandra. C’est la droite. Et quand on la tourne, ça… ça fait la gauche… à peu près. Elle est bien, non ? Bon, j’ai un peu menti au répondeur : y a pas toute la fille dans le sac. Mais j’ai fait un modelage avec de la mie de pain que je lui ai collé, la mère, elle y verra que du feu.

Faut pas qu’elle tire dessus, quand même, hein !

Même en vrai, une oreille, ça s’tire pas comme une brute.

Bon chérie, faut qu’on y aille, là ! La smartbox, elle va bientôt commencer.

Ah, ça rappelle…

Oui… bonjour madame, vous avez donc eu mon message ? Non. Bien… je vais pas recommencer. Sandra… elle vient juste de partir, elle est sur le pas de la porte.

Vous voulez qu’on vous la ramène ?

Pas de problème, je l’exécute… euh, je m’exécute.

...

Voilà, monsieur le commissaire. C’est la transcription exacte de ce qui s’est passé. Je vous le dis comme je l’ai vécu.

Ma femme pourra témoigner.

Comment ça, je n’ai pas de femme.

Ah ! J’avais mal compris. Je n’ai plus de femme !

Oui, enfin non : j’en ai un peu moins qu’avant, c’est tout. On garde tous un petit côté gonzesse en soi, quoi qu’il arrive, non ?

Oui, oui, on s’est disputés. D’ailleurs, à propos de la petite Sandra.

Et on s’est séparés.

Oui, c’est exact : il serait plus juste de dire que je l’ai séparée.

Mais tout y est, vous pourrez recompter.

Quand vous l’aurez retrouvée, bien sûr.

Bien sûr qu’elle est toujours avec notre fille. Elles ne se quitte…ront plus.

Notre fille, elle est collée – et je pèse mes mots – littéralement collée à sa mère.

Inséparables.

Où est le sac ?

Eh bien, si vous trouvez Sandra, ma femme et notre fille, je suis sûr que vous trouverez le sac.

Oui, oui, j’parle trop, j’parle trop, j’arrête.

Fait soif, hein ? A force de raconter ma vie, j’ai la bouche qui… qui colle !

Pas bu depuis que je les ai quittées, les filles.

Non, non, pas d’eau, pas d’eau… Oh, oh ! j’essaie d’arrêter.

Par contre… monsieur le commissaire… un viandox… tiède, 37°, j’serais pas contre…

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