Le bain de foule

Manu

                    Le bain de foule

« On pourra pas avancer plus loin Sébastien ! »

Le petit garçon savait bien que, d'ici, il ne verrait rien. Il faussa donc compagnie à son père et il se mêla à la foule.

Sébastien faisait semblant de vouloir retrouver ses parents devant. « Papa !» « Maman !» Précautionneux, les gens s'écartaient sur son passage. Mais plus il avançait, moins ils prêtaient attention à lui, et un monsieur lui donna même un coup de hanche.

Au dessus, il voyait la lumière des flashs, il entendait des « Monsieur le Président !». Il poussa de toutes ses forces et passa une jambe dans un interstice mais quand il essaya de passer le reste, il se retrouva par terre. Il se força à geindre car on ne le remarquait pas sinon. Une dame le vit affalé à ses pieds, à deux doigts de se faire piétiner, elle le souleva et le posa devant elle.

Derrière les cameramans qui marchaient à reculons, il devina le président. Il plaça son épaule entre un garde du corps et un cameraman qui faillit s'écrouler : on le laissa passer. Le président était devant lui, pas très grand mais avec une tête gentille comme celle du boucher qui lui offrait un lardon à sucer chaque fois qu'il faisait les courses avec sa mère.

Ne pouvant ignorer cet enfant jeté sous ses roues, le président lui proposa sa main. Sébastien attrapa son auriculaire, son annulaire, une phalange de son majeur, et toute la chair qui galopait autour. C'était une main toute chaude ; il faut dire que le président avait chaud lui aussi. Les flashs crépitèrent comme jamais. L'image du président serrant la main du petit garçon était un gros coup : c'est ce qu'on aurait dit si n'était arrivé ce qui suit.

Le président posa sa main sur l'épaule du petit garçon et dit d'une voix forte :

–  Tu as perdu tes parents ?

– Non, ils m'ont dit de venir vous voir. Ils sont là-bas.

– Eh bien ! C'est un citoyen précoce que nous avons là !

Les journalistes qui accompagnaient le président se forcèrent à rigoler mais Sébastien ne trouvait pas ça drôle du tout. Déjà, il ne comprenait pas ce que ça voulait dire et il détestait qu'on fasse semblant de s'adresser à lui quand, en réalité, c'était pour faire rire les adultes.

Lorsque tout le monde eut finit de rigoler, le président tourna le dos à Sébastien pour chuchoter à l'oreille de la maire de la ville qui l'accompagnait dans ce bain de foule. Pendant ce temps, l'enfant remarqua quelque chose qui dépassait du bas de la veste du président, une bande d'aspect métallique, large comme un opercule de boîte de margarine.

Tout portait à croire que le président dissimulait cette bande d'habitude, et le fait qu'elle dépasse était sans doute un oubli de sa part. Sur le moment, Sébastien ne comprit pas pourquoi – il le comprit après –, toujours est-il qu'il tira d'instinct dessus et il eut la sensation de décoller le pansement d'une blessure n'ayant pas fini de cicactriser.

Le président se retourna aussitôt vers Sébastien, tâtant maladroitement le bas de son dos avec le revers de sa main. Il avait l'air bouleversé. Pour mieux respirer, il passa un doigt entre son cou et sa chemise, mais l'air s'engouffra dans cette ouverture et il se mit à faire la grimace. Ses épaules s'affaissèrent, ses bras raccourcirent et rentrèrent peu à peu dans ses manches, ses genoux dodelinèrent. S'agissait-il d'un malaise ? L'entourage du président était abasourdi, mais pour Sébastien qui venait de tirer sur la languette, le voir se ratatiner ainsi semblait la chose la plus naturelle au monde.

Le président tomba a genoux, face à Sébastien. Ses yeux étaient exorbités et semblaient dire au petit garçon : « Qu'as-tu fait, malheureux ? » Tout autour, il y eut un mouvement de panique, et les gardes du corps formèrent un cordon de sécurité. Deux médecins, puis trois, s'agenouillèrent auprès du chef de l’État.

Ils contemplèrent le visage présidentiel devenir d'un bloc, gluant sur ses bords. Le buste gonflait et s'évasait dans un mouvement descendant, et le plus terrifiant, pour les trois médecins, c'était que ça se mettait à sentir le caramel.

" Faites venir un hélicoptère !"

Sébastien était toujours là, face au président. À cause de cette déconfiture, personne n'avait pensé à le faire déguerpir. Les grognards hurlaient dans leurs oreillettes, repoussant les journalistes qui voulaient à tout prix filmer la suite. Sébastien les vit se bousculer et s'invectiver mais aucun d'eux ne prêta attention à lui. Aucun d'eux ne fit le rapprochement entre le malaise du président et la languette. Ensuite, la foule s'imagina une attaque terroriste et elle se débanda.

La maire de la ville avait gardé son sang froid, c'était une vieille femme toute sèche au regard de travers. Elle se précipita sur l'enfant :

– Je t'ai vu faire quelque chose dans son dos. Hein ? Réponds vite ou tu auras de gros problèmes petit garçon !

Sébastien lui montra la languette et répondit :

– Rien. J'ai juste tiré là-dessus.

Elle contempla la languette dans les mains de Sébastien. Elle pensa d'abord qu'il se moquait d'elle, mais la santé du président était en jeu, il fallait tenter le tout pour le tout.

– Tu vas tout de suite me remettre ça comme c'était avant, je te préviens ! Allez, remets-ça comme tu l'as trouvé, c'est très important ! Tu vas avoir des problèmes !

Sébastien resta silencieux, penaud. Le processus était irréversible – il aurait dû s'en souvenir à ce moment où la vieille femme enfonçait ses ongles dans son avant-bras –. L'état du président empirait. C'était à présent une masse gélatineuse dans laquelle flottait un costume.

À ce spectacle, la maire s'évanouit. Enfin libéré, Sébastien grimpa sur l'épaule d'un médecin et risqua un doigt dans le amas jaunâtre. Les médecins le virent faire avec une incrédulité teintée d'horreur. Sébastien leur dit d'un air complice « Vous pouvez aussi, il y a pas de danger ». Il ferma alors les yeux et porta le doigt à sa bouche. Ce goût lui rappela les goûters du mercredi, et il comprit pourquoi il avait tiré sur la languette.

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