Nous étions dix amies
palamas
Nous étions dix amies
La fête foraine battait son plein. Une foule dense circulait dans les allées, criait, riait, prenait d’assaut les nouvelles attractions et semait des papiers gras en avalant des crêpes ou des gaufres.
C’était le dernier dimanche de juin. Les forains s’étaient installés la veille. Avec mes amies, nous avions coché la date, idéalement placée, entre les épreuves écrites du bac et les résultats, attendus en début de semaine suivante. Nous serions bientôt fixées. Celles qui décrocheraient la timbale partiraient étudier à la Fac, ou dans une école d’ingénieur, ou ailleurs. En tout cas, elles ne resteraient pas dans notre petite ville qui n’offrait aucune filière d’enseignement supérieur.
Dès l’enfance, l’envol des gamins était programmé, inscrit dans l’histoire et la géographie de la cité. Nous étions dix, soudées depuis la maternelle. L’heure de la séparation approchait. Nous nous retrouverions pendant les vacances. Nous profitions de la dernière sortie avant les notes, puis, ensuite, l’exil, la fin de l’innocence.
Bien sûr, cette perspective nous effrayait et nous ravissait, à des degrés divers. Moi, j’en rêvais. J’adorais mes parents et mes deux jeunes frères, mais les voir le week-end me suffirait amplement. J’avais tellement de choses à découvrir. D’autres redoutaient l’éloignement. Elles souffraient déjà à la pensée de quitter notre tranquille bourgade. Surtout Elodie, notre pleureuse en chef.
Pauvre Elodie. Elle avait peur de tout. Supérieurement intelligente, brillante en classe, raisonnablement jolie, entourée par une famille affectueuse, elle était pourtant affligée d’une nature maladivement craintive. Le moindre bruit la faisait sursauter. Si un professeur critiquait une de ses rédactions, elle anticipait un redoublement. Nous la soutenions, parfois avec un peu de lassitude, quand il fallait lui remonter le moral après un devoir sur table, alors qu’elle récoltait inéluctablement la meilleure note.
Tandis que nous partagions un siège sur des chenilles métalliques brinquebalantes, elle m’a joué son air favori.
- Estelle, j’ai raté les maths, je n’aurai même pas l’oral !
- Arrête, Elodie ! Tu vas tout exploser, comme d’habitude, mention très bien !
- Non, j’ai fait n’importe quoi, je te promets !
- Tais-toi !
Quinze jours qu’elle nous bassinait ! De quoi irriter les copines les mieux intentionnées. Nous avions décidé de lui donner une leçon. Après les chenilles, nous avons cherché un autre stand pour dépenser notre argent. Julie a pointé un doigt vers un panneau.
- Les filles, regardez, « Le mage Arnold prédit l’avenir » !
- Quarante euros, c’est cher ! a protesté une voix.
- J’aimerais savoir ce qu’il peut deviner, a insisté Julie.
- Oui, ai-je renchéri. Tirons au sort et cotisons-nous. Celle qui aura gagné nous racontera.
L’idée a séduit. Notre loterie a désigné Elodie. Elle nous a jeté un regard de condamnée, mais a néanmoins accepté de consulter le mage.
Vingt minutes plus tard, nous l’avons réceptionnée au sortir de la loge du voyant, livide. Elle ignorait que le vrai mage Arnold était allé fumer une cigarette et nous avait prêté son local, le temps d’y installer un collègue de mon père, un bonimenteur de première, capable de vendre des maillots de bain à des ours polaires. Nous lui avions demandé de secouer Elodie, histoire qu’elle mesure notre agacement devant ses plaintes répétées et jamais justifiées.
Elodie titubait, la mine désespérée. Julie a exprimé l’impatience collective.
- Qu’elle ce qu’il t’a dit, pour le bac ?
- Rien, rien, je ne sais pas, a péniblement murmuré Elodie.
Nous n’avons pas insisté. Elle d’ordinaire si encline à confier ses tracas paraissait tétanisée par les révélations du pseudo médium.
C’était il y a deux jours, une éternité.
Le collègue de mon père s’était surpassé. Il avait promis les pires châtiments à Elodie, si elle obtenait la mention très bien. Sa mère mourrait dans l’année d’un cancer, son père serait écrasé par un camion et ainsi de suite. Il se réjouissait en imaginant la tête qu’elle ferait quand elle apprendrait qu’il s’agissait d’une blague, certes d’un goût douteux, mais à forte visée pédagogique.
Les résultats du bac ont été publiés hier. Sans surprise, Elodie a mérité la mention très bien.
Elle n’a pas eu le temps de la savourer. Son corps a été happé par un train à grande vitesse, alors qu’elle rentrait chez elle.
Les policiers ont conclu à l’accident.
Aucune de nous n’a pipé mot.
Nous sommes neuf amies, soudées depuis la maternelle.
Le compte à rebours est enclenché ...
· Il y a environ 11 ans ·Angoissant...
Concis et bien écrit...
Cible atteinte.
lyselotte
Quelle baffe, c'est terrible !
· Il y a plus de 11 ans ·violetta
Excellent! Bravo! un petit chef-d’œuvre!
· Il y a plus de 11 ans ·Frédéric Baraer
Nom d'un p'tit boulon, la fin est brillante!
· Il y a plus de 11 ans ·lespizzasjoey
Un vrai conte cruel.
· Il y a plus de 11 ans ·Jérémy Gallet
Une bonne idée, un style simple et clair malgré quelques formules toutes faites ("la fin de l'innocence", "deux jours, une éternité" "decrocherait la timbale" ...etc) méfiez vous des clichés littéraire, ces phrases prêtes à l'emploi lues et relues ailleurs, elles abaissent le niveau de votre texte. Le rythme est bon cependant. Petit bémol sur la fin, le fait que le mage était complice est un peu téléphoné (il faudrait évoquer discrètement le père de la narratrice et son ami (le faux mage) en amont dans le récit à mon avis) Un texte sympa donc, vous savez raconter mais attention aux facilités. Au plaisir de vous lire.
· Il y a plus de 11 ans ·Giorgio Buitoni
Excellent! Bien mené, efficace et bien décrit. C'est dans le même ton que Mauvaise Blague, ma contribution au concours. Bravo et bonne chance!
· Il y a plus de 11 ans ·Alain Le Clerc
excellent...
· Il y a plus de 11 ans ·rudement bien mené !
woody
Argh la vache ! Violente, la fin !
· Il y a plus de 11 ans ·Très très très bien écrit, j'ai vraiment adoré ! On a tous connu une Elodie... Sans forcément la destinée tragique hein !
(et j'ai beaucoup aimé l'image des maillots de bains et des ours polaires ahah ^^)
octobell
glaciale cette fin sous un air de comptine
· Il y a plus de 11 ans ·parfait pour le concours Mauvaise blague
et un cdc
reverrance