Plus bleu que l'enfer (4)
gordie-lachance
− Debout, Tyler Milton, espèce de bougre de fainéant !
Tyler poussa un grognement et ramena son oreiller sur sa tête pour échapper à la voix. Cette voix aigre et râpeuse –comme passée au papier de verre ; cette voix reconnaissable entre mille, qui faisait trembler les murs de la maison et irritait les voisins depuis le lever jusqu’au coucher du soleil.
Il sentait qu’elle tirait sur le drap et essaya de résister.
− Fous-moi la paix, tante Rosa…
Elle lui arracha l’oreiller des mains et le lança à travers la pièce.
− Debout, je te dis ! Il est midi passé, tous les gens honnêtes sont au travail depuis des heures…
Quand elle était de cette humeur là, il était inutile d’essayer de lui échapper. Elle était capable d’aller chercher une bassine d’eau de vaisselle et de la lui renverser dessus.
− C’est bon, laisse-moi deux minutes, j’arrive…
− Tu as plutôt intérêt, mon garçon.
Il souleva une paupière et la vit penchée au-dessus de lui, massive, imposante, son œil droit d’un blanc laiteux le fixant avec plus d’intensité encore que son œil valide. Il lui avait demandé mille fois de mettre un bandeau ou autre chose pour le cacher, mais elle lui riait au nez en disant que le seigneur l’avait faite ainsi –en fait, le coupable était un coq particulièrement agressif-, et que c’était aux autres de s’habituer.
Tyler l’avait toujours connue ainsi, et il ne s’était jamais habitué. La vérité, c’est qu’elle adorait vous flanquer la frousse en exhibant devant vous son œil de poisson frit. Elle pensait que ça lui donnait une sorte de pouvoir surnaturel, qu’elle en voyait plus que la plupart des gens.
− Tu veux m’aider à m’habiller, ou quoi ?
− Petit con ! Du temps de l’oncle Henry, jamais tu n’aurais osé me parler comme ça.
− Tu parles, j’avais à peine six ans quand il est mort…
Elle tourna les talons avec humeur et s’en alla. Dix secondes plus tard, Tyler entendit un furieux bruit de casseroles venant de la cuisine. Il passa une main sous le matelas pour s’assurer que l’étui contenant la guitare était toujours là, et se leva en baillant. Il avait une faim de loup, et tante Rosa était une cuisinière du tonnerre. S’il voulait manger un morceau sans avoir à courir à l’autre bout de la ville, il avait tout intérêt à se montrer plus conciliant avec elle.
Elle n’avait pas un mauvais fond, la tante Rosa, mais elle se complaisait dans le malheur comme d’autres se complaisent dans la drogue ou l’alcool, ce qui avait le don de mettre Tyler à cran. Il aurait aimé la voir gaie et heureuse, quand bien même elle aurait pris un autre jules. Les hommes célibataires ne manquaient pas dans le Lower Ninth Ward. Avec un peu de chance, on devait même en trouver à qui il restait quelques dents, et qui ne passaient pas le plus clair de leurs journées à picoler. Mais ça aurait été trop facile, indigne même de cette bonne vieille Rosa Hoober. Bientôt vingt ans que son salopard de mari avait récolté un coup de couteau dans une rixe, et qu’il s’était vidé de son sang au fond d’un fossé –il était tellement ivre, que même sans sa blessure, il n’aurait sans doute pas réussi à rentrer chez lui. Bientôt vingt ans qu’il avait saigné à mort, comme le porc qu’il était, et pourtant elle continuait de passer une heure chaque jeudi à entretenir sa tombe. Une des plus belles tombes du cimetière, pour un des plus beaux salauds que la terre ait porté.
Rien que de penser à lui, Tyler en avait les poings qui le démangeaient. Il pouvait encore sentir la brûlure du tisonnier sur son ventre. Si son père n’avait pas été une telle lopette, il aurait fait son affaire à l’oncle Henry, au lieu de se tenir devant lui à écouter ses explications –comme quoi il ne l’avait pas fait exprès et blablabla…-, et de recommander ensuite à Tyler de ne pas courir dans la maison et de faire attention où il allait...
Le jour de la mort de l’oncle Henry, Tyler avait été le seul à s’en réjouir ouvertement. S’il avait su qui l’avait tué, il aurait couru dans ses bras pour l’embrasser. En tout cas, cette petite manifestation de joie lui avait valu l’une des plus belles raclées de sa vie. Même la tante Rosa s’y était mise, le frappant sur tout le corps avec une grosse cuillère en bois, jusqu’à ce qu’il en tombe dans les vaps.
Il avait mis des années à comprendre qu’il lui avait servi d’exutoire, qu’en réalité c’était l’oncle Henry qu’elle frappait, pour l’avoir laissée tant de fois seule à la maison pour partir en virée avec les poufiasses qu’il ramassait dans les bars. Tyler lui avait donc pardonné, tout en se disant qu’il ne lui ressemblerait jamais : quitte à distribuer des coups, autant que ce soit aux bonnes personnes, et tout de suite.
Tyler n’avait jamais dérogé à ce principe. Toute offense qu’on lui faisait se réglait sur le champ, et à coups de poings. Il s’était vite taillé une réputation de petit dur dans le « Lower Nine ». En fait de petit dur, lui se voyait plutôt comme quelqu’un de juste, ne frappant jamais les plus faibles que lui, ou ceux qui ne lui avaient rien fait… jusqu’à ce qu’il se mette à s’intéresser aux femmes, là tout s’était brouillé dans son esprit. Il avait accepté d’elles des tas de choses et fait un peu n’importe quoi, rien que pour récolter un baiser, respirer leur parfum ou pouvoir poser ses mains sur leurs corps souples et fermes… mais tout cela appartenait au passé, ses priorités avaient changé. Désormais les Snarling passeraient avant tout le reste.
Tyler rejoignit tante Rosa dans la cuisine. Elle était en train d’éplucher des carottes dans une feuille de papier journal. L’ombre du cyprès qui se balançait au-dehors dessinait des ombres mouvantes sur son dos. Il se rendit compte à quel point elle avait vieilli. Ses épaules s’étaient affaissées. Ses hanches s’étaient alourdies et elle se déplaçait avec peine, en claudiquant légèrement.
Il resta un moment à l’observer, puis s’approcha d’elle et lui déposa un baiser sur la joue. Elle sentait les oignons et les pommes cuites.
− Te voilà enfin, souffla-t-elle en enfermant les épluchures dans le journal. Tiens, va donner ça aux poules. Ensuite tu iras me remplir un seau à la pompe, je n’ai presque plus d’eau…
− D’accord, ma tante.
Tyler ramassa le seau en fer blanc et se dirigea vers la porte. Au moment où il sortait, elle lui jeta un regard humide, tout en essuyant ses mains avec son tablier.
− Je me suis fait un sang d’encre, tu sais. Tu es resté plus d’un mois sans donner de nouvelles… Il y a tellement de jeunes de ton âge qui tournent mal. Pas plus tard qu’hier, le petit dernier de Phebee s’est fait attraper par la police en train d’essayer de cambrioler une épicerie…
Au simple mot de « police », Tyler baissa la tête, son cœur cognant dans sa poitrine.
− Pas moi, tante Rosa. J’avais justes des choses à faire. J’étais avec Bab’s, tu connais la chanson…
− Ne me parle pas de celle-ci, tu sais ce que j’en pense.
− Je ne la verrai plus, c’est fini. Il faut juste que je passe chercher quelques affaires, et on sera quittes.
− Tant mieux… allez, va chercher l’eau, je vais mettre le couvert. C’est drôle, je te trouve changé. Il y a quelque chose de différent en toi, quelque chose que je n’aime pas beaucoup. Mais je ne sais pas encore quoi…
− Tu te fais trop de souci, tu devrais penser un peu plus à toi et prendre du bon temps.
− Avec tout ce que j’ai à faire ? Non, mais écoutez-le, celui-là ! Il croit que l’argent tombe du ciel et qu’on peut se contenter de…
Tyler n’écoutait déjà plus, il connaissait son discours par cœur. Il sortit de la maison en bois –pour être précis, il s’agissait d’un ancien baraquement de l’armée construit dans les années vingt- et se dirigea nonchalamment jusqu’au poulailler. Il vida les épluchures par-dessus le grillage, fit une boule avec la feuille de journal humide et la glissa dans sa poche.
Le ciel était plombé par d’énormes nuages qui arrivaient du delta. L’air lourd et immobile qui montait du fleuve vous poissait la peau, vous transformant en moins de deux en une véritable piste d’atterrissage pour moustiques. Mais Tyler n’avait jamais connu que ça, et il était habitué. Il alla actionner la pompe, et tandis que le seau se remplissait avec un bruit de casserole, il se mit à penser à la soirée de la veille.
Il avait joué sans s’arrêter jusqu’à trois heures du matin, enchaînant les standards et entraînant les autres musiciens dans une sorte de transe hallucinée. Les deux filles qui avaient conduit Bernie dehors étaient revenues, bientôt suivies par six ou sept autres filles et quelques types. Tous s’étaient mis à danser comme des cinglés.
La Telecaster avait brillé de tous ses feux, et même plus que ça.
Tyler caressa sa main gauche douloureuse, le bout de ses doigts rougis par le frottement des cordes. Quand le seau fut plein, il s’aspergea le crâne et le cou, tendit son visage vers le ciel et rit à s’en décrocher la mâchoire.
Une vie nouvelle bouillonnait dans ses veines, irriguait ses membres et chauffait son âme.
Il était le guitariste des Snarling Dogs.
Je ne me lasse pas de découvrir ce personnage dont le parcours, s'il fut au départ un peu glauque,mérite d'être observé. On a l'impression qu'il va bien s'en sortir et changer de cap dans sa vie, renouvelé par son talent qui va pouvoir s'exprimer . Je sais qu'il y a une suite,je me réserve les prochains épisodes dans les jours qui viennent .Bravo et merci .
· Il y a plus de 11 ans ·phine
Toujours aussi bien, enfin il joue avec sa guitare, acheté dans le sang, que va -t-il devenir? est elle la guitare du diable? car pour l'avoir, il a tué. Je suis.
· Il y a plus de 11 ans ·Connais-tu Brian May? quand j'ai lu le premier épisode je suis allée sur youtube pour le réécouter, du temps des Queen et en solo, un fameux guitariste, j'adore, sa façon de la faire parler et chanter, un artiste!
Yvette Dujardin
ça se lit d'un trait, sans interruption, sans ennui aucun. c'est juteux, précis, bien observé et l'attente d'un épisode à l'autre devient trépignante, que va-t-il arriver à Tyler en fin de compte??? Car il y aura une fin... mais il faut faire durer le plaisir de l'attente!!!
· Il y a plus de 11 ans ·yoda
toujours aussi captivant ^^
· Il y a plus de 11 ans ·insane
J'adore cette histoire :) continue !
· Il y a plus de 11 ans ·mlleash
Toujours aussi bien écrit. Merci. A bientôt!
· Il y a plus de 11 ans ·aile68
Toujours aussi bien écrit. Merci. A bientôt!
· Il y a plus de 11 ans ·aile68
Une bonne lecture pour moi aussi. Des personnages bien décrits, humains avec leurs travers et leur sensibilité propre. Je lirai dans le désordre mais ce n'est pas grave !
· Il y a plus de 11 ans ·carmen-p
Un texte très réussi, agréable à lire aux personnages attachants. Tu as du talent, c'est sûr !
· Il y a plus de 11 ans ·Françoise Grenier Droesch
toujours le même rythme et une écriture simple limpide et efficace , la suite est attendue avec impatience
· Il y a plus de 11 ans ·franek
Ecrit avec beaucoup d'humour,c'est passionnant à lire...
· Il y a plus de 11 ans ·Tahar Yettou
Sympa, bien écrit...Il y aura une suite car je trouve qu'on reste un peu sur notre faim...En tout cas continuez.C'est marrant car moi aussi j'avais un oncle Henry.Je te conseille d'aller jeter un coup d'oeil sur le concours "Neowood", vu le sujet et ton style d'écriture tu pourrais tenter. Moi cela fait une semaine que je suis dessus si je la publie te ferais signe bien entendu.
· Il y a plus de 11 ans ·Kévin Ribout
Alors, j'ai lu les trois parties d'un coup: j'aime beaucoup, effectivement l'ambiance est très sympa -toutes proportions gardées, ça me rappelle un peu le jeu GTA:San Andreas, si tu connais- et on a envie de connaître la suite.
· Il y a plus de 11 ans ·haedrich
J'aime vraiment beaucoup cette ambiance. J'attends avec impatience la suite
· Il y a plus de 11 ans ·drims-carter
Quel plaisir de retrouver les aventures de Tyler.tpujours aussi bien écrit.
· Il y a plus de 11 ans ·la-vie-en-rose